Introduction
Le programme Harmhajj (histoire et archéologie de la route médiévale du hajj), amorcé en 2022, est soutenu par l’Agence nationale pour la recherche, l’Université Lumière-Lyon 2, l’Institut français du Proche-Orient, la commission des fouilles du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères français, la Fondation Max van Berchem ainsi que par le Ciham et le Cnrs. Ce programme est fondé sur l’étude du site médiéval de Khirbat al-Dūsaq dans le sud de la Jordanie, ensemble architectural fondé au XIIIe siècle par le sultan de Damas al-Muʿaẓẓam ʿĪsā, sur la route dite « syrienne » du pèlerinage à La Mecque.
Le site s’élève à 5km à l’est de la forteresse de Shawbak, il est constitué de trois bâtiments (A, B, C) partiellement conservés en élévation, organisés en L autour d’une cour fermée à l’origine par une enceinte, aujourd’hui arasée (fig. 1). Sur son côté nord, l’un des trois bâtiments est construit au flanc d’un escarpement rocheux et abritait un hammam.

Figure 1 : Plan général du site de Khirbat al-Dūsaq [Mission Dusaq/Ch. March-R. Elter]
Aujourd’hui, parallèlement à la fouille, à l’étude des sources textuelles et à la consolidation des vestiges de ce complexe doté d’un bain luxueux, nous conduisons des prospections archéologiques et géomorphologiques. Le but est, d’une part, d’identifier les modes d’acquisition d’eau sur le site et d’autre part, de reconnaître les possibles points d’eau accessibles aux caravanes dans la région afin de reconstituer des itinéraires anciens.
Le début de notre présence sur le terrain s’est trouvé décalé par la fermeture de l’espace aérien de la Jordanie le 14 avril, empêchant certains membres de la mission d’arriver à Amman dans les temps. La prospection s’est donc déroulée 20 au 28 avril, elle a couvert la zone comprise entre Khirbat al-Dūsaq et Gharandal au nord, zone fixée par le permis délivré par le Département des Antiquités de Jordanie. Sur le terrain, l'étude s'est appuyée sur des observations et des relevés réalisés par une équipe constituée de Pr. Laurent Lespez (Université Paris-Est/Laboratoire de Géographie Physique (LGP)), de Jules Jacquemet (doctorant Université Lyon 2/Ciham, projet Harmhajj), Dr. Julie Monchamp (chercheure contractuelle, CNRS-Ciham) et Miraj al-Khasba (Département des Antiquités de Jordanie)[1], sous la direction d’Elodie Vigouroux (Pr. Junior-Université Lumière-Lyon 2/Ciham).
L’origine de l’eau à Khirbat al-Dūsaq
Le contexte topographique, géographique et géologique de Khirbat al-Dūsaq avait commencé à être analysé lors d’une première prospection localisée en 2023 menée par Dr. Maël Crépy (géomophologue, Cnrs-Hisoma). Le site s’élève à plus de 1200 m d’altitude, au sommet d’un plateau, sur les contreforts de la chaîne de montagnes (Jabal al-Sharāt) qui s'étend du nord au sud, à l’est du Wādī ʿAraba. Ce relief constitue une barrière topographique significative, bloquant les masses d'air humide venant de la Méditerranée. L'ouest et le sommet de la chaîne reçoivent entre 150 et 300 mm de précipitations annuelles moyennes, tandis que l'est en reçoit entre 150 et 50 mm. L'évaporation potentielle est plus de 10 fois supérieure aux précipitations dans la majeure partie de la région. Le climat est aride, et les pluies, généralement hivernales, se manifestent souvent sous forme d'orages potentiellement érosifs [Suleiman & Al Bakri 2011].
Figure 2 : Extrait de la vidéo de proposition de restitution 3D de l’ensemble de Khirbat al-Dūsaq, īwān et bassin, fortin et hammam [Mission Dusaq/Maxime Santiago 2021]
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L’une des questions centrales de notre projet est celle des ressources en eau nécessaires à la fréquentation et au fonctionnement du complexe de Khirbat al-Dūsaq, station du hajj dotée d’un hammam (fig. 1 et 2) et d’un bassin d’agrément [Vigouroux 2015, Vigouroux & Elter 2019]. Aucune source fonctionnelle, à proximité immédiate, n’a jusqu’alors été identifiée. Il était donc important de parvenir à cataloguer les modes acquisition de l’eau et les aménagements qui y sont liés dans la région, à des endroits présentant un faciès comparable à celui du site.
D’après la carte géomorphologique (réalisée par le ministère de l’Énergie et des Ressources Minières jordanien en 1988), la région de Khirbat al-Dūsaq bénéficie de circulations d’eau souterraines en raison d’un contexte hydrogéologique favorable. Sur le plateau sur lequel s’élève Khirbat al-Dūsaq, on trouve directement sous les dépôts de sédiments meubles une couche de croute carbonatée (fig. 3) d’épaisseur variable (de quelques dizaines de centimètres à deux mètres) en fonction des secteurs. Selon les observations de Maël Crépy, l’érosion par l’eau en tranchant à la fois la couche imperméable du dessus et les couches perméables d’alluvions a permis la formation d’écoulement, y compris, à une période indéterminée, à la base de la corniche formant une coupe dans la croûte carbonatée située immédiatement sous les installations du site, par conséquent durant certaines périodes favorables, des sources auraient pu être actives à cet endroit.

Figure 3 : Croûte carbonatée visible du côté de l’escarpement rocheux à Khirbat al-Dūsaq
[Mission Dūsaq/M. Crépy]
Lors de la prospection menée par Maël Crépy en 2023 et celle conduite par Jules Jacquemet et Laurent Lespez en 2024, plusieurs points d’eau encore fonctionnels ont été identifiés, le plus proche à environ 2 km à vol d’oiseau au nord du site au-delà du Wādī Nijil. Si l’eau de cette source de fond de vallée (fig. 6, pt. 22-24) était exploitée pendant l’occupation du complexe, en des temps où l’eau n’était disponible immédiatement sur le site, cela impliquait l’existence d’aménagements entre la source et le complexe. Une route empierrée descendant du plateau à la source est encore reconnaissable de nos jours. Elle semble avoir été construite selon les mêmes techniques que les segments de voies romaines conservés dans la région, mais présente une largeur moindre vraisemblablement du fait de la topographie. Le degré d’érosion de la route lorsqu’elle coupe les différents wadis suggère une datation ancienne.
Enfin, des puits creusés dans la dalle ont aussi été identifiés dans la région en 2023 et 2024 car en traversant la couche carbonatée, il est relativement aisé d’accéder aux ressources en eau sous-jacentes circulant dans les alluvions (fig. 4). En tenant compte de l'inventaire des types de ressources possibles, il est donc envisageable de concevoir une gestion de l'eau reposant sur une combinaison des différents types de captation.

Figure 4: Puits creusé dans la dalle calcaire au sud du site [Mission Dusaq/J. Jacquemet]
Les routes anciennes autour du site et leurs points d’eau
La caravane du pèlerinage venant de Damas, composée de milliers de personnes devait pouvoir reconstituer ses réserves et abreuver les montures. Dans les premiers siècles de l’Islam, c’est logiquement que la caravane du hajj empruntait la voie romaine reliant Bosra dans le sud de la Syrie actuelle, à Aqaba sur la mer Rouge, aménagée au début du iie siècle par l’empereur Trajan qui lui a laissé son nom de Via Nova Traiana. Puis, a à partir de 1115, la présence des croisés dans les forteresses de Karak et Shawbak proche de cette route, avait conduit à modifier l’itinéraire pour éviter les attaques et le rançonnement des caravanes et ce jusqu’à la chute de ces deux châteaux en 1189 sous les coups de Saladin. Le site Khirbat al-Dūsaq fondé par le neveu de Saladin [Imbert & Vigouroux 2020] matérialiserait le retour de la caravane du hajj sur son ancien itinéraire, celui de la voie romaine, longeant les villages et dotée de points d’eau.
Notre projet vise à identifier les différentes routes possiblement empruntées par d’importantes caravanes, telles celle du hajj dans la région, avant, pendant et après l’occupation croisée. Une caravane pouvait parcourir environ 30 km par jour, la route Damas‐La Mecque (1700km) était donc rythmée par plus de cinquante stations de types variés, allant d’une simple aire de repos, à la ville‐étape permettant un ravitaillement complet. Au cours de la période médiévale il existait donc, entre les deux grandes stations connues par les sources textuelles, Karak au nord et Maʿān au sud, séparées par 120 km, des étapes, parmi lesquelles Khirbat al-Dūsaq et d’autres, encore non identifiées, au nord et au sud de cette dernière. La prospection que nous avons entamée cherche donc à définir d’une part, les possibles liens entre Khirbat al-Dūsaq et les axes antiques, d’autre part, à identifier les différents itinéraires de cette route et les infrastructures qui leur étaient associées.
La partie de la Via Nova Traiana traversant la région dans laquelle s’élève Khirbat al-Dūsaq a fait l’objet de plusieurs études centrées sur la période antique [Graf 1995 et 1996 ; Findlater 2004, Abudanah, al-Shqiarat, Tarawneh 2020 et application MEGA Jordan] http://www.megajordan.org/]. C’est à partir de ces recherches que nous avons établi le programme de la phase initiale de la prospection afin de documenter les principaux tronçons visibles et les installations d’acquisition et d’adduction d’eau qui les bordent et d’effectuer un ramassage de matériel céramique en vue d’en éclairer la fréquentation et de tenter d’affiner les datations. Nous avons donc exploré le tronçon le plus proche de Khirbat al-Dūsaq. La voie romaine est particulièrement visible à certains endroits. D’une largeur de 5,60 mètres environ, elle est composée de trois lignes principales de pierres : deux marquant les bords de la route et une au centre. Nous avons identifié un possible départ de route dans la direction du site mais l’on perd rapidement sa trace.

Figure 6 : Parcours de l’équipe de prospection [Mission Dusaq/J. Jacquemet]
Nous avons pu retrouver d’autres segments de la route romaine vers le nord, elle est reconnaissable en plusieurs points et s’accompagne parfois de vestiges de constructions antiques repérés par les prospections anciennes et les photos satellites. Le principale voie adopte souvent le tracé de la route moderne et se perd dans l’urbanisation. La prospection s’est poursuivie sur le site de Khirbat Sumra (fig. 6, pt. 158) . Il s’agit d’un fort romain bâti en basalte [Findlater 2004, 111] abritant un bâtiment rectangulaire mais aussi des citernes et puits importants. Le site s’élève près de la Via Nova Traiana. Pour l’instant, la céramique ramassée et étudiée par Julie Monchamp ne permet pas d’attester une occupation médiévale ou postérieure de ce site-carrefour. Les voyageurs et savants européens du xixe siècle témoignent pourtant de l’existence de routes alternatives au niveau d’al-Qadīsiya qui pourraient correspondre à ces tronçons.
À l’est de l’agglomération d’al-Qādisiya un segment est à nouveau identifiable et il est associé à une route descendant vers des points d’eau, aménagement comparable à celui lié aux sources au nord de Khirbat al-Dūsaq et d’une facture semblable. Dans la région d’al-Qādisiya, le terrain est couvert de fragments de basalte et l’installation d’une caravane nécessitait un épierrement du sol pour le confort des hommes et des bêtes. On trouve ici un « big circle » de 400 mètres de diamètre, semblable à d’autres cercles de pierre trouvés en Jordanie qui, construit à l’âge du Bronze [Khasawneh, Abudanah, Thompson, Murray 2024], aurait pu être réutilisé par les caravanes [Dauphin 2022] mais son espace intérieur ne se prête actuellement pas au repos tant la concentration de fragments de basalte y est importante.
Dans cette même optique de la documentation de routes alternatives, nous avons parcouru la région au nord-est de Khirbat al-Dūsaq sur un axe parallèle à l’est de la Via Nova Traiana, actuelle King’s Highway. À cet endroit, la présence de sites archéologiques témoigne de l’existence d’une route nord-sud ancienne. Par exemple, à 5 km Khirbat al-Dūsaq le site de Khirbat al-Qannas (fig. 6, pt. 252), fort romain et caravansérail [Findlater 2004, 193] comporte de nombreux puits et abrite un important matériel céramique datant de l’époque romaine et de l’Antiquité tardive. Au sud de ce site, se trouve un enclos d'environ 300 mètres de long sur 50 mètres de large, qui pourrait avoir servi de lieu de stationnement pour les caravanes.
Au nord se trouve le site de Hudayra (fig. 6, pt. 251, 267, 268, 269), près de la route reliant actuellement Dana à al-Ḥuseiniya. Il s’agit d’un vaste ensemble qui s’élève sur un promontoire rocheux, il est doté de nombreuses de citernes [Hart & Faulkner 1985, 107]. Il est à noter que d’après les observations de Julie Monchamp, le ramassage céramique a fourni des fragments de vaisselle d’époque mamelouke (xiiie-xvie siècle).
Au cours de cette mission, amputée de quelques jours, il ne nous a pas été possible de nous rendre au nord de ce site où d’autres installations ont été repérées. La présence de villages et d’établissements fréquentés à l’époque médiévale dans ce secteur pourrait témoigner de l’existence d’itinéraires alternatifs liés à des points d’eau ou même, à des villages auxquels était associé un terroir permettant de ravitailler pèlerins et voyageurs.
[1] Nous tenons à remercier le Département des Antiquités de Jordanie, son directeur général Dr. Fadi Bal’awi et son directeur du service des fouilles et prospections archéologiques, Mr. Muhammad Naser.