ARCHEOLOGIE / ARCHAEOLOGY
Agnès CHARPENTIER et CHENOUFI Brahim

Une coopération entre le Musée de Tlemcen, la circonscription archéologique des wilayas du pays tlemcenien et le laboratoire URMED menée depuis 2004 a permis d'initier un projet de recherche portant sur « Architectures palatines et décors d'époque abd al-wadide à Tlemcen : études archéologiques et opération de sauvetage » que la Fondation Max van Berchem a bien voulu soutenir.
Notre travail s'organise autour de deux axes : la réalisation de l'inventaire des collections islamiques du musée et l'étude archéologique des vestiges palatins d'époque abd al-wadide au Meshouar.
Ville située au carrefour de deux routes commerciales majeures qui permettaient de relier les zones sahariennes à la Méditerranée et les terres du Maghreb extrême à l'Ifriqiya, Tlemcen tient une place toute particulière dans l'histoire du Maghreb, et des liens soutenus très tôt attestés avec al-Andalus de l'âge omeyyade au royaume nasride de Grenade renforcent cette singularité. Convoitée très tôt par les souverains maghrébins et parfois annexée dès le XIIe siècle, Tlemcen a cependant vu s'épanouir une architecture et un art qui lui sont propres. La dynastie abd al-wadide qui réussit à s'imposer à partir de 1235 élève la ville au rang de capitale ; elle saura développer, malgré les attaques mérinides et un émirat parfois fragile, un art original qui allie aux traditions locales des influences venues de la Péninsule ibérique comme du Maghreb extrême.

 

Decor sculpté sur stuc

Pl. 1 Décor sculpté sur stuc de la grande mosquée d'Agadir : Le style de cette composition développée de part et d'autre d'un axe de symétrie vertical évoque clairement par ses formes et, en particulier, ses palmes à digitations d'acanthe l'art du règne de Yusuf ibn Tashfin, surtout connu à Tlemcen par la grande mosquée de la fondation almoravide de Tagrart ; l'émir n'avait donc pas négligé le sanctuaire de la première madina musulmane. On notera avec intérêt la facture des deux palmes lisses qui annoncent, dès ces années 1106-1136, l'art almohade.


Le Musée de Tlemcen possède une riche collection d'éléments de décors architecturaux, pour l'essentiel déposés lors des restaurations effectuées sur les monuments de la ville dès la fin du XIXe siècle. Des fragments mis au jour lors des fouilles entreprises au cours des XIXe et XXe siècles dans la ville et dans son terroir sont également conservés au Musée. Ces divers dépôts n'ont pas toujours été accompagnés d'inventaire ; l'attribution des pièces à un monument ou à un site précis n'est donc pas toujours facile. Un recollement des pièces ainsi que la mise en place d'un inventaire informatisé nous a donc semblé indispensable.
L'inventaire des collections islamiques du musée s'appuie sur une application développée par le professeur Michel Terrasse. Elle comprend, outre une fiche d'analyse de l'objet intégrant les documents graphiques qui le concernent, des liens avec une base de données bibliographique, iconographique et vers des fichiers d'inventaire et d'analyse monumentale. L'objet est ainsi, chaque fois que cela est possible, relié au dossier du monument dont il est issu.
Une recherche iconographique a été menée d'abord dans le catalogue publié par William Marçais en 1906 et dans les articles scientifiques anciens afin de pouvoir retrouver la provenance de certaines pièces ; les archives des monuments historiques du Ministère de la Culture français ont été également analysées afin de pouvoir retrouver l'histoire des restaurations des monuments de Tlemcen. Ce long travail a porté des fruits, même si la provenance de quelques petits fragments de stucs ou de mosaïque n'a pu être établie. Leur analyse archéologique a toutefois été possible.
Parallèlement, une analyse des monuments de Tlemcen a été entreprise pour mieux comprendre l'emploi de certaines pièces. Ainsi, des fragments insolites de chapiteau émaillé que l'on trouve au musée ont été expliqués par l'analyse des décors des minarets. Il apparaît que les chapiteaux émaillés proviennent des arcatures qui donnent naissance aux décors d'entrelacs losangés qui animent leurs faces. Il est donc désormais possible de cataloguer la pièce de façon certaine, même si l'attribution à un minaret reste formelle : les restaurations des Monuments historiques français n'ont malheureusement pas donné lieu à un inventaire des pièces remplacées.
En revanche, une étude du sanctuaire de Sidi al-Halwi nous a permis de confirmer la provenance des pièces d'artesonados et de frises conservées au musée. Elle a également permis de mettre en lumière la portée d'une restauration « à l'identique » effectuée par le service des Monuments historiques dont les archives conservent seulement la trace.
On le voit, l'inventaire du musée ne peut se faire qu'en symbiose avec une étude de la ville et de ses monuments.
L'analyse des bois sculptés a de même permis d'importantes découvertes sur l'emploi de la couleur dans la sculpture du XIVe siècle qui confirment les études publiées par M. Terrasse sur la madrasa de Sabta. On a ainsi mis en évidence que la sculpture de certaines frises, à première vue sommaire, s'expliquait par le décor polychrome peint dont les reliefs abrupts de la sculpture n'était que le support. De même, l'étude des zellijs a mis en lumière la complexité et la richesse des tracés qui structurent les décors ; la palette des couleurs, elle-même très riche, semble caractéristique de l'art abd al-wadide.
L'inventaire des pièces est achevé, leur analyse approfondie se poursuit avec la rédaction d'un catalogue qui pourrait être mis sous presse en 2007.
Cette recherche sur les pièces conservées au musée de Tlemcen et sur les monuments de la ville permet ainsi de mieux redéfinir les relations entre l'émirat abd al-wadide, le royaume nasride et les terres mérinides. Si les liens artistiques avec la Péninsule ibérique sont dès longtemps connus, ceux qui unissent l'émirat tlemcenien et le royaume mérinide restent à redéfinir. Il apparaît en effet qu'un atelier tlemcenien soit allé travailler au Maroc et que des réalisations mérinides à Tlemcen aient été effectuées par des maîtres d'œuvre abd al-wadides, parfois sous la conduite d'un maître d'œœuvre mérinide — c'est le cas de Mansura — parfois avec une plus grande liberté de création : l'élévation de la porte de la mosquée de Sidi al-Halwi ou celle de la porte de la mosquée de Sidi Bu Madyan en sont de parfaits exemples.

Chapiteau d'onyx

Pl. 2 Chapiteau d'onyx provenant de la grande mosquée de la ville mérinide de al-Mansura : Ce demi-chapiteau d'onyx présente un schéma classique de composite à bandeau où un cylindre orné d'un méandre d'acanthe supporte une corbeille composée d'un jeu de palmes lisses simples et doubles. Il est fidèle au modèle tlemcénien du bas Moyen Age sculpté dans un bloc cubique de 0,60m. d'arête. Les émirs mérinides, pour la ville qui affirmait leur pouvoir aux portes de Tlemcen, avaient eu recours à des ateliers locaux.


Le second volet de notre recherche porte sur l'analyse et la sauvegarde des vestiges du Meshouar. Lieu de résidence des souverains abd al-wadides depuis que l'émir Yaghmorasen y établit sa résidence au XIIIe siècle, le site a servi de lieu de garnison aux troupes turques, puis françaises. Les palais du Meshouar, dont les textes nous disent la magnificence, n'ont semble-t-il pas été entretenus par les troupes ottomanes, et les relations des officiers français laissent entrevoir, dès 1835, que ces bâtiments étaient largement en état de ruine ou délabrés. Le corps du Génie va toutefois tenter de réutiliser un grand nombre de ces architectures pour permettre le logement des troupes. Un dépouillement exhaustif des archives conservées par le Service historique de la Défense du Ministère de la Défense français nous a permis, en complétant les sources anciennes, de retracer avec une certaine exactitude l'histoire de ce site.
A la fin du XXe siècle, la municipalité de Tlemcen a entrepris de faire du Meshouar une vaste esplanade : la démolition des vestiges de la caserne et de l'hôpital militaire français fut donc décidée. Seul un bâtiment a pu être épargné grâce à l'action du conservateur du Musée de Tlemcen ; il atteste la véracité des plans dressés par le Génie à la fin du XIXe siècle : des vestiges de stucs, des peintures et de zellijs décorant le palais sont ainsi apparus. Leur facture laisse penser qu'il s'agit d'un décor du bas Moyen Age, sans doute du XIVe siècle, que l'on peut rapprocher d'œuvres mérinides ou nasrides. La précarité des conditions de conservation de ces vestiges implique une opération urgente d'analyse et de réflexion sur le plus sûr moyen de les conserver. La rareté des enduits peints dans les décors attestés pour le bas Moyen Age renforce, s'il en était besoin, l'urgente nécessité d'une telle étude et la mise en œuvre de ses conclusions.
Des travaux préparatoires à une fouille exhaustive ont été effectués comportant relevés, photographies et mise en place d'une stratégie de conservation. Celle-ci devrait avoir lieu au printemps. La richesse des vestiges apparus atteste de la richesse des palais abd al-wadides. L'étude des zellijs retrouvés in situ comparée avec celle de panneaux conservés au musée et désormais reliés au site palatin permettra sans doute de proposer une chronologie des vestiges du Mechouar et de ceux des collections archéologiques anciennes.

 

Poutre de bois sculpté

Pl. 3 Poutre de bois sculpté provenant sans doute du palais abd al-wadide du Meshouar : Cette frise d'arcatures florales qui enserrent alternativement des palmettes creusées en coquille et un motif kufique dont le haut des hampes opposées est seul conservé ; ce registre épigraphique s'inscrit dans un encadrement rectangulaire et des écoinçons dessinés par un décor de palmes. A la partie supérieure de la pièce, une ligne de rose entre deux listels avait reçu, comme l'ensemble de la pièce, un décor peint analogue à celui que l'on a retrouvé à Sidi al-Halwi ou à la madrasa de Sabta (XIVe siècle)


Cette recherche sur l'art abd al-wadide menée grâce au soutien de la Fondation devrait se poursuivre les prochaines années. Aux publications « classiques » en préparation, se joindra un site Internet qui rendra compte de l'évolution de la ville et de sa région. Tlemceniens et chercheurs auront ainsi accès à un outil qui leur permettra de restituer la double ville médiévale par delà les ruptures de l'invasion ottomane et de la mode « haussmanienne » qui a marqué l'urbanisme de la période française. Aux collections du musée inventoriées se joindront ainsi des archives et un musée virtuel de l'émirat abd al-wadide, de ses racines, des interventions omeyyades du Xe siècle à celles des Almoravides et des Almohades dont l'œuvre est désormais établie.

Agnès Charpentier