ARCHEOLOGIE / ARCHAEOLOGY
SPEISER Philipp

Depuis des siècles, Le Caire est la plus grande ville du Proche-Orient et de l'Afrique. Par conséquence, la capitale égyptienne possède un vaste patrimoine bâti datant du VIIe au XIXe siècles. Une période particulièrement riche en bâtiments est le règne des Mameloukes, de 1250 à 1518. Environ 250 édifices mameloukes, la plupart de caractère religieux, sont classés monuments historiques. Parmi ceux-ci, trois madrasas - celle du sultan Mansur al-Qalaun, construite en 1284/5, celle de son fils an-Nasir Muhammad, construite de 1295/6 à 1303/4, et la madrasa de Barquq, construite en 1385/6 - forment un ensemble spectaculaire. Elles longent la qasaba, la Sharia Muizz li-Din illah, et se situent du côté ouest de la rue, occupant partiellement l'emplacement de l'aile ouest du palais fatimide.
La madrasa d'an-Nasir Muhammad est sans doute la plus modeste des trois du point de vue de ses dimensions. Par contre, le décor en stuc recouvrant le minaret et le mihrab, d'une qualité rare en Egypte, lui permet de rivaliser avec des constructions du Maroc, d'Espagne et d'Iran. Le deuxième élément remarquable, son portique gothique en marbre, provient de la cathédrale de St-Jean d'Acre qui a été construite par les Croisés et détruite par les Mameloukes vers la fin du XIIIe siècle. Le bâtiment est bâti sur un plan cruciforme classique avec une cour intérieure à laquelle sont adossés quatre iwans et, dans son angle nord-est, le mausolée prévu pour le Sultan mais occupé seulement par certains de ses enfants. Le minaret surplombe l'entrée du complexe.

 

Vue de la cour d ablutions

P. Speiser et G. Nogara. Madrasa d'an-Nasir Muhammad au Caire : Vue de la cour d'ablutions


Le monument a attiré aux XIXe et XXe siècle la curiosité de plusieurs chercheurs, dont Max Van Berchem qui en a relevé les inscriptions à la fin du XIXe siècle.
Nous avons participé à la dernière grande restauration de la madrasa qui remonte aux années 1984 à 1987. Pendant ces travaux, nous avons effectué des sondages archéologiques et nous avons relevé la présence d'un système de canaux souterrains et d'un grand bassin au centre de la cour. Ces éléments nous ont amenés à former l'hypothèse que la madrasa possédait un système hydraulique très élaboré. Le centre de ce système devait être une cour d'ablutions, indispensable pour le fonctionnement d'un tel bâtiment. Nous supposions qu'elle se trouvait dans l'angle sud-ouest du site, longtemps inaccessible en raison de vestiges en ruines datant du XIXe siècle.
Après avoir obtenu une autorisation des autorités égyptiennes, nous avons réussi à dégager en deux campagnes de fouilles (novembre 1998 et mai 1999) la cour d'ablutions et quelques vestiges annexes. Elle suit un schéma traditionnel : une cour ouverte avec un bassin octogonal au centre, entourée sur trois côtés d'une série de cellules. Nous avons pu constater qu'il en existait deux types : le premier contenant un canal d'eau propre était destiné à la toilette, le deuxième était utilisé uniquement comme latrine.
Ces deux types de vestiges sont placés au-dessus des canaux souterrains. Ces derniers sont construits en brique et recouverts de dalles en calcaire. Leur position par rapport aux cellules nous indique clairement qu'il s'agit d'un système d'évacuation d'eau. Comme ils se situent à une certaine profondeur et que des vestiges antérieurs à la madrasa s'intercalent entre les restes mameloukes et ce système souterrain, nous nous posons les questions suivantes : ce système n'a-t-il pas été conçu pour un bâtiment d'une période antérieure, ayyoubide ou même fatimide? S'agit-il d'une installation liée à un bâtiment ou des éléments d'un réseau urbain?
Avant de pouvoir donner une réponse définitive, il nous faudra obtenir des informations supplémentaires d'ordre historique, stratigraphique, etc. Mais, nous pensons que nos observations apportent des éléments nouveaux sur le fonctionnement d'un élément essentiel des madrasas : les installations sanitaires. Jusqu'à présent, les différentes fonctions des cellules entourant les cours d'ablutions n'avaient jamais été évoquées.

 

Minaret

P. Speiser et G. Nogara. Minaret de la madrasa d'an-Nasir Muhammad au Caire
(archives Max van Berchem)


Un rapide survol de la littérature nous a confirmé que les installations d'eau n'avaient été étudiées en détail que dans le cadre des hammams. Il n'est pas étonnant que ce genre d'installation ne reçoive que peu d'attention. Mise à part l'absence évidente "de charme des lieux", l'érosion par l'eau a nécessité la fréquente reconstruction des installations, altérant leur aspect primitif; de plus, l'introduction du réseau public d'eau potable au XIXe siècle a souvent conduit à leur transformation presque totale. Dans le cas présent, par contre, la cour d'ablutions n'a plus été utilisée après la deuxième moitié du XIXe siècle et, par conséquence, n'a pas été modifiée.
Cette caractéristique nous donne d'abord la date à laquelle la madrasa a cessé d'être utilisée comme lieu de culte et nous permet d'analyser des installations dans leur état d'origine.
Le deuxième sujet d'étude, le réseau primitif d'égouts, dépasse clairement le champ du monument individuel et touche aux éléments urbanistiques de la ville du Caire. Etant donné le grand nombre de descriptions de la ville, nous nous sommes demandé pourquoi ce genre d'installations n'a jamais été mentionné. Notre conclusion est la suivante : il est bien attesté historiquement que le Caire ne possédait pas de réseau public de distribution d'eau potable avant la fin du XIXe siècle, à part les fameux aqueducs de la citadelle et celui mis récemment en évidence à al-Fustat; cette absence écartait donc aussi l'existence d'un système de récupération des eaux usées.
Même si nos investigations sont seulement ponctuelles, elles démontrent clairement la richesse archéologique du Caire et l'importance de multiplier les activités de fouilles sur ce site fortement menacé.