ARCHEOLOGIE / ARCHAEOLOGY
KASSER Rodolphe et SIDARUS Adel

Réalisation de sa composante copte-arabe, indispensable au même titre que les autres

Le copte est une forme authentique de la langue égyptienne, se distinguant cependant radicalement de l'égyptien pharaonique, en ce qu'il ne s'écrit plus au moyen de hiéroglyphes, mais tout simplement avec un alphabet d'une trentaine de signes. En effet, au IIIe siècle de notre ère, les Egyptiens ont renoncé à leur écriture traditionnelle (excessivement compliquée et ayant duré pendant plusieurs millénaires) pour adopter l'alphabet grec, qu'ils ont complété par quelques signes d'origine pharaonique. Le copte joue donc un rôle de tout premier ordre dans l'étude de la langue égyptienne, et c'est à travers lui que Champollion a réussi sa "percée" géniale ayant abouti au déchiffrement des hiéroglyphes.
Depuis 1963, un nouveau dictionnaire des deux langues coptes (la saïdique et la bohaïrique) est en préparation à l'Université de Genève, sous la direction du soussigné. Il vise à remplacer le "Coptic Dictionnary" de W.E. Crum (Oxford 1939), certes excellent mais partiellement dépassé du fait de la découverte, après 1939, de nombreux manuscrits coptes de première importance, parmi lesquels ceux de la Fondation Martin Bodmer (Cologny/Genève) tiennent une place éminente. Plusieurs de ces manuscrits ont fourni, dans ces dialectes coptes encore inconnus précédemment, ou du mois très faiblement attestés, des textes très longs, denses, cohérents; ce sont là des sources fort riches en informations sur les idiomes coptes (vocabulaire, grammaire, etc.), rendant indispensable l'entreprise académique genevoise susmentionnée, dont un résultat accessoire sera, pour la première fois, l'existence d'un dictionnaire copte en langue française.

 

Deux pages de la scala

R. Kasser. Deux pages de la scala (grecque-copte-arabe) No 43 de la Bibliothèque Nationale de Paris


Quiconque rédige un dictionnaire doit évidemment tenir compte de tous les documents attestant la langue ou les langues concernées. Quand il s'agit, comme en copte, de langues mortes (au cours du moyen âge), les attestations les faisant connaître sont des écrits sauvés de la destruction, sauvés des pertes énormes causées par les turbulences de l'histoire du peuple ayant fait usage de ces langues : les Coptes, Egyptiens devenus chrétiens peu à peu dès les premiers siècles de notre ère, chrétiens majoritaires dans leur pays jusqu'à l'arrivée des conquérants arabes et musulmans (an 640); majorité s'effritant ensuite, progressivement, sous la pression de l'islam, faisant reculer simultanément l'usage des parlers coptes devant l'usage de l'arabe; au point que dès les IX-Xe siècles, les Coptes encore fidèles à leur idiome et à leur religion étaient déjà devenus minoritaires dans leur propre terre (submergés par les descendants des conquérants arabes et surtout par la masse des Egyptiens moins tenaces ayant passé à l'usage de l'arabe et s'étant convertis à l'islam). Aujourd'hui cependant, les Coptes (chrétiens) forment encore plus de 10 % de la population égyptienne.
Il ne faut jamais l'oublier : les documents ainsi "sauvés" et accessibles au rédacteur du Dictionnaire ne sont qu'une infime proportion (peut-être 1/1000) de ceux qui, effectivement, ont été écrits dans ce domaine au cours des siècles : presque tous ont été anéantis, dans un environnement culturel hostile. Dès lors, le moindre témoin que ce rédacteur peut découvrir, consulter, analyser, est chaque fois, pour lui, d'un prix inestimable. Rien ne doit être négligé.
Une certaine catégorie de ces documents coptes a été très peu mise à contribution jusqu'ici : ce sont ceux, des XIIIe-XIVe siècles surtout, qui appartiennent au crépuscule du copte en tant que langue vivante. Chacun d'eux est appelé scala ("échelle"), parce qu'ils mettent en parallèle, sous une forme graphique "échelonnée" (voir la figure ci-jointe), les trois langues de l'Egypte de cette époque :
1. Le grec ayant été la langue administrative de l'Egypte depuis les Ptolémées et qui, même réduit à l'état résiduel depuis l'invasion arabe, occupait encore un certain espace dans les pratiques liturgiques coptes (le christianisme était entré dans le pays du Nil véhiculé par la langue grecque, langue commune de tout l'Orient méditerranéen);
2. L'une ou l'autre des deux langues coptes (la bohaïrique surtout), qui avait été pendant de nombreux siècles la langue populaire de toute l'Egypte, mais qui avait été supplantée peu à peu par l'arabe; dès le XIIIe siècle, le copte saïdique ou bohaïrique n'était en fait plus compris en tant que langue vivante par les masses populaires, cela même s'il continuait à jouer un très grand rôle dans la liturgie copte;
3. L'arabe, que désormais pratiquement tout Egyptien (musulman ou chrétien) comprenait et parlait, en sorte que, dans une scala, si théoriquement les mots coptes (placés au milieu) expliquent le sens des mots grecs (placés tout à gauche), c'est bien l'arabe (placé tout à droite) qui interprète et explique à la fois le grec et le copte.
En examinant la figure ci-jointe, on remarquera que le grec y est souvent d'une orthographe très défectueuse. Si l'on trouve (p. 2, dernière ligne) biblos (grec) = pcôme "le livre", on a encore (p. 1, ligne 15) spotra pour sphodra (grec) = emate (copte) "beaucoup". Il arrive aussi que tel mot donné comme copte soit en fait un mot d'origine grecque, adopté (comme beaucoup d'autres dans cette Egypte passablement hellénisée) par l'une ou l'autre des langues coptes, où il est devenu assez usuel : ainsi (page 1, ligne 16) kathes pour kathôs (grec) = kata the (copte) "comme".
Rarissimes sont les spécialistes qui maîtrisent à la fois l'arabe, le copte et le grec. L'entreprise du Dictionnaire copte de Genève a pu, grâce à un généreux subside de la Fondation Max van Berchem, associer à ses travaux, dès le début de l'année 1994, l'un de ces spécialistes, le Professeur A. Sidarus, de l'Université d'Evora (Portugal). On remarquera que, en fonction des problèmes très complexes à aborder dans ce domaine, l'activité de M. Sidarus s'est orientée dans deux sens différents. D'une part, il s'est efforcé d'approfondir les connaissances antérieures sur la littérature philologique copto-arabe : textes, transmission manuscrite, contexte culturel et linguistique. D'autre part, il a procédé au dépouillement lexicologique proprement dit. Poursuivant une recherche qu'il avait entreprise déjà antérieurement à titre personnel, ce savant portugais a intensifié son étude des manuscrits philologiques copto-arabes etc. de la Bibliothèque Nationale de Paris, l'analyse (textuelle, paléographique, codicologique) et la reconstruction de deux recueils factices, importants et complexes, renfermant les éléments de huit manuscrits différents, transmettant une dizaine d'écrits (scala 43 et scala 45). En ce qui concerne l'étude du contexte culturel et linguistique de la production philologique copto-arabe médiévale, elle a porté en particulier sur la situation en Haute-Egypte, puisque les éléments nouveaux fournis par l'étude des textes et de leur transmission concernaient précisément la tradition saïdique. Une conséquence de cela a été la révision de certaines idées admises quant à la dépendance chronologique et méthodologique dans le domaine de la tradition bohaïrique; il a fallu repenser d'une manière différente toute l'histoire de la lexicographie copte médiévale. Le fruit de cette réflexion a été, entre autres, un article de synthèse qui paraîtra incessamment dans la revue culturelle Le Monde Copte (Limoges).
Tout cela a eu une influence directe sur le travail de compilation lexicographique lui-même, part essentielle de la contribution prévue de M. Sidarus au Dictionnaire copte de Genève. Très vite est apparue la nécessité de dépouiller simultanément, et non successivement, les lexiques saïdiques et bohaïriques, en suivant de près leur nomenclature thématique (Dieu, le ciel, la terre, l'homme, etc.). D'un point de vue méthodologique même, la récurrence de mêmes racines, et l'existence fréquente de correspondants arabes différents, permettent de mieux cerner le sens précis, éventuellement multiple, des lexèmes en question. M. Sidarus a donc renoncé à diviser son travail en secteur saïdique et secteur bohaïrique; les phases de travail annuelles concerneront plutôt, d'un côté les seuls lexiques onomasiologiques, d'un autre côté les autres lexiques. Après le chapitre sur Dieu etc., viendront ceux qui présentent le domaine de l'Eglise (institutions, édifices, liturgie), puis ceux sur la faune, la flore et les minéraux. C'est ainsi qu'est actuellement en bonne voie un travail de recherche très "pointu" certes, mais passionnant aussi, grâce auquel le Dictionnaire copte de Genève acquerra, dans ce domaine particulier, une dimension comparable à celle qu'il aura atteinte dans ses autres sections.