ARCHEOLOGIE / ARCHAEOLOGY
BOIVIN Michel

Le programme interdisciplinaire sur Sehwan Sharif

De 1996 à 2002, la Mission Archéologique Française du Sindh (MAFS) dirigée par l’archéologue Monique Kervran (CNRS) a conduit sept campagnes de fouilles dans la ville de Sehwan Sharif, dans le Sindh, la province méridionale du Pakistan qui est frontalière avec l’Inde. Elle s’est concentrée sur la colline, qui abrita une forteresse et une ville haute pendant plusieurs siècles1. Située dans une zone de contact entre l’Asie Centrale, l’Iran et le sous continent indien, Sehwan a subi de multiples invasions. Le XIIIe siècle fut marqué par les assauts répétés des armées mongoles auxquels les armées du jeune sultanat de Delhi réussirent à résister. Conséquence des invasions mongoles en Iran, un autre évènement passa inaperçu : l’arrivée d’un soufi persan, 'Uthmân Marandî (ou Marwandî), qui choisit à la fin de sa vie de s’établir à Sehwan. Après sa mort en 1274, un culte se développa progressivement en son honneur et après quelques siècles, il fut vénéré sous le nom de Lâl Shahbâz Qalandar.
La Mission Interdisciplinaire Française du Sindh (MIFS) est issue d’une équipe du Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du sud (EHESS-CNRS) consacrée à « Histoire et soufisme dans la vallée de l’Indus ». Son objectif est d’évaluer dans quelle mesure le culte de Lâl Shahbâz Qalandar a infléchi le développement de la ville2. Le programme s’appuie sur les compétences de spécialistes de différentes disciplines comme l’épigraphie, la topographie, la géographie, l’histoire médiévale et contemporaine, l’histoire de l’art et l’anthropologie. Cette approche pluridisciplinaire permettra de restituer les multiples facettes de l’interaction entre le culte de Lâl Shahbaz Qalandar et le développement de cette ville, qui est (re)devenu un centre de pèlerinage. La première étape du programme a été centrée sur la constitution d’un répertoire des sites et des monuments. Ce répertoire a été également géoréférencé à partir d’un plan de Sehwan publié en 2004 par le National Survey of Pakistan. Dans une perspective patrimoniale, on se limitera ici à une présentation rapide des principaux monuments et reliques.

1 M. Kervran, « Pakistan : Mission Archéologique Française au Sud-Sind », Archéologie : 20 ans de recherche française dans le monde, Paris, Ministère des Affaires Etrangères, Maisonneuve et Larose, ADPF-ERC, pp. 595-598.
2 La MIFS publie une lettre d’information électronique biannuelle. Voir les trois numéros parus sur http://ceias.ehess.fr/.

Le patrimoine architectural

La ville de Sehwan a été d’abord constituée par une ville fortifiée (Purana Qila) dont les premières occupations, remontant aux derniers siècles du dernier millénaire avant J.-C., forment un tépé surplombant la plaine de 30m. Au sud, la ville basse a pu se déployer au XIIIe s., mais il est impossible de savoir si cet essor a un lien avec le développement du culte de Lâl Shahbâz Qalandar, et l’édification de son mausolée au XIVe siècle. De nos jours, le fossé séparant la Purana Qila de la ville basse, ainsi que la séparation entre la ville basse et la nécropole au sud ont disparu. Un axe est-ouest divise désormais la ville basse et la ville nouvelle, où le développement urbain a parfois envahi les cimetières. On dénombre une demi-douzaine de sites et monuments importants, sachant que la ville est par ailleurs parsemée de mausolées plus modestes, et de kâfîs3. Le mausolée (mazâr) de Lâl Shahbâz a été totalement reconstruit dans les années 1970, puis partiellement dans les années 1990, après que le dôme se soit effondré. Il reste le mausolée le plus monumental.

3 Localement, le kâfî est le nom donné à l’hospice soufi généralement connu en Asie du sud sous le nom de khânaqâh.

 

Le mazar de Lal Shahbaz Qalandar
Illustration 1. Le mazâr de Lâl Shahbâz Qalandar
(photo Michel Boivin)

 

On aperçoit son dôme recouvert de feuilles d’or de plusieurs kilomètres à la ronde (fig. 1). L’entrée principale est située à l’est. Elle est précédée d’un porche en cours de rénovation qui donne accès à une cour pavée de marbre et bordée de galeries, L’entrée du mausolée proprement dit présente un pishtâq décoré de céramiques bleues, dans différentes tonalités, où sont reproduits des extraits des ghazals en persan attribués à Lâl Shahbâz Qalandar. L’îwân est surmonté d’une inscription qui donne « 'Uthmân Marandî Qalandar La'l Shahbâz ». Les côtés supérieurs et latéraux sont décorés d’extraits coraniques en caractères koufiques. Extérieurement le mausolée est de forme carré, chacun des quatre côtés ayant la forme d’un îwân, mais l’intérieur est circulaire avec le catafalque recouvert d’argent placé au milieu du cercle.
La dargâh de Bodlo Bahâr, un disciple de Lâl Shahbâz Qalandar, se trouve au nord-ouest du mazâr de Lâl Shahbâz Qalandar, dans un ancien quartier hindou. Elle a récemment été surélevée et agrandie, et surmontée d’une coupole verte. Les invocations chiites qui s’y trouvaient ont disparu. La dargâh est surtout réputée pour la danse extatique (dhammâl) que réalisent chaque soir les faqîrs vêtus de leur robe rouge. Le Pathân Kâfî, autrefois dénommé Sakhî Sarwâr, est également une construction récente réalisée dans un style plutôt clinquant. L’actuel kâfî est composé d’une dargâh monumentale construite en hauteur, avec des matériaux bon marché comme la faïence locale très colorée. La réputation du Pathân Kâfî tient surtout au fait que c’est le seul kâfî de Sehwan qui soit doté d’un langar.

 

Les mausolees de Ma sum Pak

Illustration 2. Les mausolées de Ma'sûm Pâk
(photo Michel Boivin)

 

La dargâh de Sakhî Pân Sultân est située à l’ouest de la vieille ville. Son nom serait en fait Sayyid 'Abd al-Razzâq, et il est présenté comme étant le fils de 'Abd al-Qâdir Jîlânî. ‘Abd al-Razzâq (1333-1206) fut en réalité son petit-fils, mais à Sehwan, il est considéré comme étant le père de Sayyid Muhammad et Sayyid Ahmad dont les tombes se trouvent à Ma'sûm Pâk. Le site de Ma'sûm Pâk, également connu sous le nom de Pîr Potâ, est relativement étendu. Il se trouve au sud de l’axe est-ouest qui séparait la veille ville (ou ville basse), de la ville des morts. Le site comporte deux parties distinctes : la dargâh de Sayyid Muhammad et Sayyid Ahmad, et un cimetière marqué par la présence de plusieurs mausolées qui abritent les tombes de sayyids Sabzwârîs (fig. 2). Enfin, le site de Kerbela se trouve également au sud de l’axe est-ouest. C’est ici que s’achèvent les processions de Moharram mais outre le cimetière chiite, on y trouve plusieurs petites dargâhs ainsi qu’une mosquée en ruines qui serait d’époque moghole.

Les reliques

Les objets de dévotion les plus vénérés sont sans conteste les reliques de Lâl Shahbâz Qalandar. L’une des reliques les plus significatives est sa sébile (kashkûl). Cet objet est métaphoriquement désigné par le terme de kishtî, qui signifie bateau en persan4. Son usage métonymique fait référence à une pluralité de fonctions ainsi qu’à une série de références à l’histoire locale. Pendant longtemps, Sehwan fut en effet un port fluvial de premier ordre et sa population était majoritairement composée de pêcheurs bateliers, les Mohânâs.

4 Voir l’article d’Asadoullah S. Melikian-Chirvani, « From the Royal Boat to the Beggar’s Bowl », Islamic Art, IV, 1991, pp. 3-111.

 

Le kishti de Lal Shahbaz Qalandar

Illustration 3. Le kishtî de Lâl Shahbâz Qalandar
(Conservé dans le havelî de Sayyid Murad Shâh Lakiyyarî, Sehwan Sharif)
(photo Michel Boivin)

 

Le kishtî était un attribut caractéristique des qalandars, des renonçants gyrovagues auxquels le laqab de Lâl Shahbâz le rattache. La poésie persane a tissé un discours symbolique qui fait du kishtî le vaisseau royal pour boire le vin de la connaissance divine. A Sehwan, le kishtî du qalandar constitue de toute évidence un instrument majeur de légitimation parmi les maîtres (sajjâda nashîns) et les renonçants (faqîrs). Le sajjâda nashîn qui le possède se verra reconnaître comme le chef de tous les sajjâda nashîns, et par conséquent de tous les faqîrs.
Le kishtî est conservé dans le havelî de Sayyid Murad Shâh Lakiyyarî qui se trouve à proximité du mausolée. Il peut paraître surprenant que le kishtî soit en métal ordinaire, et non pas dans un métal précieux comme l’argent. Ce métal assez pâle est peut-être de bronze blanc, ou alors il est étamé, c'est-à-dire fait d’un alliage de cuivre recouvert d’une couche d’étain, ce qui était fréquent au XVIIe siècle. La plupart des kishtîs étaient produits au XVIe s. à Golconde, mais Lahore était également à la même période un centre régional où les métaux étaient travaillés. Plusieurs cartouches contenant des inscriptions en persan sont incrustées sur les rebords du kishtî qui ne repose par sur un socle. Le principal motif décoratif est le poisson, peut-être un dauphin dont il reste quelques spécimens dans l’Indus. Le kishtî ne comporte pas d’inscriptions ou de décoration à l’intérieur. Les bords sont moyennement relevés mais il est relativement profond. Les deux extrémités se terminent par des têtes de makaras5, des monstres marins mythiques. Le makara est également la monture de Varuna, divinité des eaux, dont un avatâr, Udero Lâl, était jadis vénéré à Sehwan. Ces éléments permettent de déduire que ce kishtî appartient à une école peut être propre à la vallée de l’Indus qui se positionne entre la tradition khorasanienne et la tradition indienne tardive des kishtîs, et qui apparut au XVIe siècle et se poursuivit jusqu’au XIXe siècle.

5 Le makara est un monstre marin mythique composite ressemblant à un tapir, à un crocodile et à un poisson souvent représenté dans les arts indiens. Sur la présence de makaras sur une colonne de la Qutub Mosque de Delhi, voir F. B. Flood, Objects of Translation: Material Culture and Medieval « Hindu-Muslim » Encounter, Princeton and Oxford, Princeton University Press, p. 173, figure 106.

 

Le guluband de Lal Shahbaz Qalandar
Illustration 4. Le gulûband de Lâl Shahbâz Qalandar
(photo Michel Boivin)

Une autre relique est, contrairement au kishtî, exposée quant à elle au regard et au toucher des dévots. Il s’agit du gulûband, terme qui signifie collier en sindhî (ainsi qu’en ourdou). En guise de collier, il s’agit en fait d’une pierre qui pèserait près de trois kilos, et qui est placée dans un écrin d’argent ciselé (fig. 4). Elle est accrochée au baldaquin du tombeau et perlent des gouttes d’eau qu’on dit miraculeuses. Lâl Shahbâz l’aurait tenue de Jamâl al-Dîn Sâvî, qu’on considère généralement comme le fondateur de la Qalandariyya.

 

les sites mentionnes
Illustration 5: La répartition des sites mentionnés


A l’origine, après la tragique bataille de Kerbela, le calife Yazîd aurait contraint l’imâm Zayn al-'Abidîn à la porter autour du cou sur la route de Damas. Trois autres reliques sont objets de vénération : le 'asâ, le bâton qui symbolise sa puissance spirituelle, le gajgâh, qui symbolise les Cinq Très Purs, et la godrî, nom local de la khirqa. Les deux premiers sont exposés dans le mazâr sous la garde l’Awqaf Department6, alors que le troisième est conservé par Sayyid Murad Shâh Lakiyyarî dans son havelî.

6 Le mazâr de Lâl Shahbâz Qalandar a été nationalisé dans les années 1960, à l’instar des autres grands sanctuaires soufis du Pakistan. Il est par conséquent géré par l’Awqaf Department, qui émane du ministère du même nom.

Michel Boivin