La ville de Dehistân, ou Ribât Dehistân - moderne Misriyân - se trouve au centre de la région du même nom, au sud-ouest du Turkménistan. À l'époque médiévale, il s'agissait d'une ville relativement prospère située au centre d'un district doté d'une agriculture développée grâce à un système de canaux dérivés du fleuve Atrak [1]. Les sources textuelles la décrivent d'abord comme un ribât, puis comme une ville, laissant entendre que cette dernière s'est développée à partir d'un établissement originel qui était une forteresse de frontière.
À l'exception d'une mission soviétique dans les années 1970, la ville de Dehistân a été relativement peu étudiée jusqu'à maintenant. Il s'est principalement agi, dès la seconde moitié du XIXe siècle, de visites de voyageurs ou de courtes prospections par des archéologues qui ont porté sur la topographie générale du site, les rares monuments visibles en surface (mosquées et minarets) et l'épigraphie, ainsi que sur la nécropole de Mashhad Ata (Mashhad-i Misriyân) située à 6 km au nord-est [2].
La mission soviétique, dirigée par E. Atagarriev, a mené plusieurs campagnes de fouilles durant les années 1970 et s'est poursuivie de manière plus épisodique par la suite. Ces travaux ont principalement concerné la plus grande des mosquées (datée par une inscription de 596-617/1200-1220) (Fig. 1), une madrasa (XIIe-XIIIe siècle), un caravansérail (Xe-XIIIe siècle) et deux maisons (XIIIe siècle). Ils ont été publiés sous forme d'une courte monographie en 1986 [3]. Cette dernière est toutefois très focalisée sur une brève présentation de chaque zone fouillée et d'une partie du mobilier et ne rend pas vraiment compte de l'ampleur de la ville, ni des questions que posent le développement et l'histoire d'un site urbain.
Fig. 1 Minaret, cour et portail de la grande mosquée de la ville de Dehistân (596-617 H/1200-1220 AD)
(photo D. Genequand)
La ville est ceinte d'un double rempart, précédé par un fossé, qui présente un plan polygonal - presque trapézoïdal - allongé d'environ 1400 m sur 870 m (Fig. 2). Sa surface intra muros couvre près de 112 hectares. Trois portes, au sud, à l'est et à l'ouest, y donnent accès et sont prolongées par des rues qui se croisent obliquement vers le centre.
Fig. 2 Vue aérienne de la ville médiévale de Dehistân.
L'angle sud-ouest de la ville se différencie du reste par un rempart nettement plus haut et plus large et, à l'intérieur, par le tracé de deux fossés formant une surface trapézoïdale (Fig. 3). À l'est, une porte supplémentaire flanquée de deux tours y donne accès. On peut y voir la citadelle, mais nombre d'indices montrent qu'il pourrait surtout s'agir des vestiges d'une fortification plus ancienne que le rempart urbain, peut-être le ribât connu par les textes des IXe et Xe siècles.
Fig. 3 Angle sud-est de la ville de Dehistân, avec le rempart qui culmine à plus de 11 m de haut et, au premier plan, les vestiges d'un fossé
(photo D. Genequand)
À l'intérieur de la ville, les alignements de nombreuses rues et les vestiges arasés de bâtiments divers - vraisemblablement des maisons dans la plupart des cas - sont aisément discernables. Le mobilier de surface est majoritairement datable des XIIe et XIIIe siècles et comprend une proportion remarquablement élevée de céramiques fines, en particuliers des céramiques à pâtes siliceuses et décor de lustre.
Des constructions se trouvent également à l'extérieur du rempart, surtout au sud et au sud-est, où plusieurs caravansérails et une zone de production artisanale (fours à briques et à céramique) ont aussi été identifiés (Fig. 4).
Fig. 4 Caravansérail et divers monuments (mausolée, maison de fouille) à l'extérieur du rempart sud de la ville de Dehistân
(photo D. Genequand)
Si les sources textuelles attestent de la prospérité agricole du Dehistân entre le Xe et le XIIIe siècle, les conditions environnementales arides qui prévalent dans la région ont nécessité des aménagements de grande envergure pour permettre la mise en culture du territoire à partir de la rivière Atrak, dont le cours est éloigné d'une soixantaine de kilomètres au sud-est. Les vestiges d'un canal principal, de canaux secondaires et de champs irrigués, bien visibles sur les vues satellites, couvrent des dizaines, voire des centaines, d'hectares au sud et à l'ouest de la ville et s'intègrent dans un réseau dont les origines sont plus anciennes [4].
Une première campagne préparatoire pour un projet de plus grande ampleur a été menée durant un mois en automne 2012 grâce au soutien de la Fondation Max van Berchem. Elle a permis de planifier plus précisément les travaux de terrain à venir et d'envisager plus sereinement les problèmes d'organisation sur un site et dans une région particulièrement isolés. Elle a aussi été l'occasion de commencer un relevé topographique détaillé du site et de procéder à un premier sondage.
Le travail de topographie a surtout concerné l'angle sud-est de la ville, qui pourrait en être la partie la plus ancienne. Il a couvert une surface d'environ 270 x 300 m, où tous les murs et bâtiments visibles en surface ont été relevés, ainsi que la double ligne de remparts et le fossé à l'extérieur.
Le sondage a été effectué à proximité du centre de la ville, dans ce qui apparaît comme un complexe à vocation publique ou administrative composé de plusieurs bâtiments. Il a été implanté dans l'un de ces derniers, un bâtiment rectangulaire de 43,50 x 41 m qui borde la principale rue sud-nord de la ville et est composé de quatre ailes formées de petites pièces organisées autour d'une cour centrale (Fig. 5). Il n'est pas exclu qu'une rangée de boutiques occupe une partie de l'aile orientale et soit tournée vers la rue.
Fig. 5 Vue du bâtiment dans lequel un sondage a été effectué au centre de la ville de Dehistân
(photo D. Genequand)
Le sondage a atteint une profondeur de près de 3 m, sans pour autant aller jusqu'au terrain naturel. Il a d'abord permis de documenter le bâtiment visible en surface, qui est construit en maçonneries mixtes de briques cuites et brique crue (partie supérieure des élévations), et de le dater de la première moitié du XIIIe siècle (Fig. 6). Sous un épais remblai de nivellement contemporain de la construction du bâtiment du XIIIe siècle, un autre édifice a été mis en évidence. Celui-ci a la même orientation et est surtout matérialisé par quelques tronçons de murs en briques cuites et deux dallages très soignés faits de briques posées de chant en arêtes de poissons. Cet édifice, dont le plan et la fonction nous échappent encore complètement, est daté de manière préliminaire du XIe siècle et a été détruit et arasé lors de la construction du bâtiment du XIIIe siècle. Des couches de destruction très majoritairement composées de fragments de briques crues ont été observées à la base du sondage, laissant supposer l'existence dans les niveaux inférieurs d'un troisième monument, peut-être datable du Xe siècle.
Fig. 6 Vue détaillée du sondage ; on distingue clairement les murs du premier niveau de construction et les dallages du second
(photo D. Genequand)
L'intérêt du site de Dehistân est manifeste. Occupé au moins entre le IXe et le XIIIe-XIVe siècle, il a ensuite été abandonné et n'a pas fait l'objet de réoccupation, ce qui permet une très bonne conservation des structures médiévales. Dehistân représente une occasion rare pour étudier dans son ensemble une ville des confins de l'Iran et de l'Asie Centrale au Moyen Âge, sans qu'elle ait été modifiée par la suite. Le projet pour ces prochaines années va être articulé autour de trois axes de recherche principaux, portant sur les origines de la ville et le développement urbain, sur l'économie urbaine (artisanat et commerce) et sur la mise en valeur agricole du territoire.
La structure de la ville actuellement perceptible est celle qui correspond à sa période de plus grande extension aux XIIe et XIIIe siècle et qui se maintient jusqu'à la fin de son occupation. Tous les monuments fouillés par la mission soviétique remontent à la période qui va du XIe au début du XIVe siècle. Toutefois, l'existence d'un établissement fortifié puis d'une ville est attestée au moins dès le IXe siècle par les sources textuelles. L'une des tâches majeures que le projet s'est assigné est l'étude des phases anciennes de la ville de Dehistân et de son développement progressif, que seules des fouilles archéologiques sont à même de révéler. La question principale est évidemment celle de l'origine de la ville : établissement préislamique, forteresse de frontière (ribât) du début de l'époque islamique ou véritable fondation urbaine dès ses débuts ? L'étude de l'angle sud-est de la ville pourrait permettre d'y répondre et de vérifier l'hypothèse d'interprétation formulée en raison de sa topographie particulière.
Denis Genequand (SCA Genève) et Alastair Northedge (Université de Paris I)
[1] Al-Muqaddasî, Ahsan al-taqâsîm fî ma'rifat al-aqâlîm : éd. M. J. De Goeje, Leiden : 1906 (BGA III), 312, 358, 367, 372 ; V. Minorsky, Mashhad-i Misriyân, EI2, t. VI ; B. Spuler, Dihistân, EI2, t. II.
[2] G. A. Pugatchenkova, Puti razvitiya arkhitektury yuzhnogo Turkmenistana pory rabovladeniya i feodalizma. Moscou : 1958, 169-175, 220, 260-266, 292-299 ; E. Atagarriev, Srednevekovii Dekhistan. Léningrad : 1986, 6-11 ; S. S. Blair, The monumental inscriptions from early Islamic Iran and Transoxiana. Leiden : 1992, n° 16, 56-57 ; n° 71, 187-188.
[3] E. Atagarriev, op. cit..
[4] O. Lecomte, Origines des cultures agricoles du Dehistan (Sud-Ouest Turkménistan). Stratégies d'acquisition de l'eau et société au Moyen-Orient depuis l'Antiquité. Sous la direction de Mohamed al-Dbiyat & Michel Mouton. Beyrouth : 2009, 69-77.