Quand nous avons choisi ce site pour y faire des fouilles archéologiques, nous avons été intrigués par son aspect extérieur bien différencié, révélé par les photographies aériennes et les cartes topographiques : d'un côté était visible un rectangle bien net, semblable à un castrum gréco-romain, de l'autre, des traits réguliers se juxtaposaient d'abord à la première structure puis s'estompaient en pointe en direction du sud (voir plan ). Pour nous, ce contraste semblait indiquer un point de rupture, brusque ou plus progressif, avec des traditions antérieures, ce qui a naturellement éveillé notre curiosité.
C.-P. Haase. Madinat al-Far : plan du site
Nous sommes très reconnaissants à M. Guy van Berchem, qui nous a encouragés à entreprendre ces fouilles, et au Comité scientifique de la Fondation Max van Berchem, qui a considéré que la probabilité de pouvoir assimiler Madinat al-Far à Hisn Maslama - résidence princière oméyade se trouvant, selon la littérature, dans cette région - représentait une perspective très séduisante. La première tentative d'identification est due à l'archéologue syrien Nassib Saliby, qui a fouillé une grande citerne en 1981. Mais, jusqu'à présent, des preuves irréfutables, telles que des inscriptions ou des monnaies oméyades en abondance, n'ont pas encore été découvertes; pourtant la dernière campagne de fouilles a dévoilé des éléments d'importance primordiale.
Seize tranchées ont été ouvertes jusqu'à présent dans toutes les zones du site, mettant à jour la texture variée de l'enceinte de la ville (cailloutis, blocs de calcaire bien équarris, briques - principalement briques de terre crue - No 7 et 9), et d'un bâtiment en pierre aux murs bordés d'un bandeau de briques et renforcés par des piliers en calcaire à cannelures (No 12). Au centre du site, un bâtiment présente une surprenante structure ronde en briques : seize colonnes entourent un octogone à piliers (voir photo), et un vaste vestibule donne sur de larges pièces pavées de briques ainsi que sur une salle d'eau (Nos 10 et 15).
C.-P. Haase. Madinat al-Far : un des piliers de l'octogone.
Ces édifices appartiennent tous à la même phase de construction bien que quelques transformations et des signes d'une violente destruction (un tremblement de terre ?), qui a dû se produire au début de la période abbasside, soient décelables. L'extension de la ville vers le sud (No 5) et l'architecture locale en briques crues, qui fut par la suite abandonnée assez rapidement, peuvent être rattachées à la période suivante. Le site ne semble pas avoir été réoccupé après le Xe siècle.
Le matériel de construction, torchis, briques de terre crue, briques cuites - en dépit de plusieurs carrières de pierre dans les environs - reflète des influences mésopotamiennes, et la décoration en stuc, bien que probablement importée, semble avoir été adoptée avec une grande facilité.
L'histoire de la conquête islamique dans le nord de la Mésopotamie suggère que la Syrie a également eu quelque influence, cette conquête ayant été entièrement l'oeuvre de soldats et tribus de Syrie. Ainsi, la construction en forme de castrum (madîna ou misr en arabe) ne paraît pas surprenante dans une région d'où les armées oméyades se sont élancées contre l'Anatolie. Des exemples comparables se retrouvent à Istabl Andjar au Liban et dans certains châteaux oméyades du désert. De plus, la grande structure rectangulaire en pierre (No 12 et 8) est peut-être une citadelle, ce qui justifierait le nom de Hisn que l'on retrouve dans Hisn Maslama.
C.-P. Haase. Madinat al-Far : vue générale du site
Un des nombreux problèmes non résolus est l'approvisionnement en eau - un canal venant du Balikh n'atteint que la partie méridionale de la ville; comment l'eau était-elle amenée jusqu'à la partie septentrionale, alimentant plusieurs citernes, puits et petits canaux, que nous avons retrouvés et dont nous espérons dégager le réseau dans une prochaine campagne de fouilles ?
Il faut également mentionner d'autres découvertes de moindre importance, parmi lesquelles de rares mais curieuses inscriptions : sur la cornaline d'un anneau en argent, sur une amphore datée d'environ 900, sur un sceau et, en caractères araméens, sur un tesson. Parmi la poterie et le verre figurent plusieurs motifs que l'on ne retrouve pas dans d'autres sites; de la céramique vernissée, provenant de la période de reconstruction, a d'autre part été retrouvée en position stratigraphique.
Le dégagement d'un panneau en stuc, in situ dans la deuxième phase, donne une indication de date : il ressemble aux stucs de Raqqa, datés d'avant 800, ce qui signifie que la phase la plus ancienne de Madinat al-Far appartient à la transition entre les périodes oméyade et abbasside (autour de 750). D'autres fragments de stuc montrent des contours de voûtes et de tympans de la rarissime architecture ronde, qui fait penser immédiatement non au Dôme du Rocher, mais au pavillon de bain de Khirbat al-Mafdjar.
C.-P. Haase. Madinat al-Far : décor en stuc
L'analyse stylistique des décors confirme leurs liens avec la période oméyade tardive, à l'exception de certains motifs irako-sassanides. Parmi les exemples syriens on trouve, sur l'un des panneaux de mosaïques de la grande mosquée de Damas, évoquant le paradis, une construction ronde qui peut tout à fait représenter un édifice réellement existant. Cette interprétation est-elle trop audacieuse ? Les deux dernières campagnes de fouilles nous réserveront-elles d'autres surprises ?