ARCHEOLOGIE / ARCHAEOLOGY
KAREV Yury


Le grand complexe architectural du milieu du VIIIe s. de n.è., découvert en 1991 par l'auteur du présent article et fouillé jusqu'à 1998 dans le cadre des travaux de la Mission franco-ouzbèque à Samarkand (dir. M. F. Grenet et M. Isamiddinov ), en collaboration avec M. A. Atakhodjaev, est à l'heure actuelle l'un des plus anciens exemplaires de l'architecture civile « islamique » sur un espace s'étendant de l'Iran au Mawara'annahr. La datation de ce monument repose sur des données stratigraphiques précises. Son importance pour l'étude de l'histoire de la haute période islamique au Khurasan, région-clé du système étatique abbasside, est fondamentale dans la mesure où les bâtiments administratifs (dar al-imara) de cette époque n'ont pas encore été trouvés dans les grandes villes comme Bukhara, Marw, Balkh ou Nishapur.

Ce complexe, interprété comme palais administratif du gouverneur de la ville construit sur l'ordre d'Abu Muslim al-Khurasani, comporte deux parties englobées dans un seul mur extérieur (Pl. 1, 2) : la première, principale, comporte un bâtiment (à l'est) rectangulaire de 65 x 55 m, dont les locaux s'organisent le long des quatre côtés d'une cour centrale intérieure. La seconde partie comprend une cour dite extérieure, située entre le bâtiment et la citadelle. Les colonnes octogonales massives (2 m) qui se situent tant dans la cour intérieure qu'extérieure constituent un des traits distinctifs du palais.

 

Terrasse inferieure

Pl. 1. Terrasse inférieure de la citadelle de l'ancienne Samarkand

 

Dar al Imara

Pl. 2. Dâr al-Imâra du VIIIe siècle à Samarkand, bâtiment oriental
(reconstitution par E. Kourkina)

 

Du point de vue architectural, le palais de Samarkand partage peu d'éléments avec la tradition architecturale sogdienne. Son plan fut sans doute créé par un architecte venu du Proche-Orient ou de l'Iran.

Depuis 2000, la suite des recherches est devenue possible uniquement grâce au soutien de la Fondation Max Van Berchem. Il s'agit donc d'une nouvelle étape dans les recherches sur la citadelle de l'ancienne Samarkand (Pl. 3).

 

Vue de la citadelle de l ancienne Samarkand

Pl. 3. Vue de la citadelle de l'ancienne Samarkand

 

Le plan précis du projet de recherche sur le site nous a permis d'obtenir en 2000 et 2001 des résultats importants non seulement pour le complexe du VIIIe siècle, mais également pour les périodes plus tardives, jusqu'au début de XIIIe s., quand Samarkand fut détruite par les troupes de Gengis-Khan.

Jusqu'en 1998 les éléments architecturaux à l'intérieur du bâtiment oriental avaient été étudiés essentiellement dans les secteurs ouest et sud. La première étape (2000) de la reprise des fouilles visait à établir le plan originel des parties orientale et septentrionale du dar al-imara à Samarkand, la deuxième (2001), entre autres, concernait l'étude de la moitié ouest de tout le complexe architectural.

Les travaux ont été effectués sur sept secteurs (voir Pl. 1, 3) : trois grands chantiers dans les zones orientale et septentrionale du palais, les chantiers dans la zone de l'entrée principale sud et de la grande salle de l'aile ouest du bâtiment, le grand chantier au pied de la citadelle et un autre près de la pente menant vers le fleuve Siab.

Les éléments du plan que l'on a dégagés dans la saison 2000 se sont avérés suffisants pour reconstituer complètement toutes les pièces de l'aile orientale (la fouille a concerné quatre pièces de tailles diverses). De ce côté le bâtiment avait trois tours (3,5 m), deux sur les angles et une au centre. Deux pièces carrées, séparées par le mur axial est-ouest (2 m. d'épaisseur), sont disposées symétriquement l'une par rapport à l'autre. Plus au sud se trouvaient deux pièces rectangulaires qui formaient un bloc architectural dont le plan correspondait à celui de l'aile ouest, dégagée en 1995-1996 (Pl. 2).

La zone nord présentait un intérêt particulier pour l'étude du palais, car d'après les hypothèses concernant le plan d'ensemble du bâtiment, l'aile nord, qui se trouvait en face de l'entrée principale sud, devait abriter soit un iwan soit une autre entrée. Malgré le fait que les éléments architecturaux du complexe ont été sérieusement endommagés par les constructions tardives, surtout celles de l'époque qarakhanide, certains éléments importants repérés du palais s'avèrent suffisants pour la reconstruction : il s'agit d'un iwan de 6 m. de largeur, formé par deux murs parallèles construits contre le mur extérieur nord du palais.

En 2001, on a fini les fouilles de l'entrée principale, de l'aile sud ( dont la largeur est 2 m.) flanqué de deux côtés par les piliers massifs (3,5 m de largeur) saillant à 5,5 m. vers l'extérieur.

Quant à la partie ouest, il n'est pas exclu que de l'autre côté de la cour extérieure, devant le donjon, se soit dressée une construction (rangée de pièces ?) qui aurait complété la composition d'ensemble, mais comme l'ont montré les fouilles de 2001 cette zone fut très perturbée par les constructions postérieures.

Périodes postérieures. Bâtiment de l'époque samanide.

Vers le milieu du Xe s., l'état pitoyable du palais abbasside avait rendu impossible son utilisation. Le bâtiment oriental fut détruit et rasé. Des restes de murs ayant appartenu à un édifice postérieur, vraisemblablement de l'époque samanide (Xe siècle), ont été trouvés dans toutes les parties du chantier oriental. Il s'agit d'un complexe architectural composé, sur l'espace étudié, de quatre pièces (environ 4,2 x 11 m) rectangulaires et contiguës. On notera que certains éléments retrouvés dans les pièces de l'édifice, à savoir de nombreuses tirelires des IXe-Xe siècles, portant parfois des inscriptions en caractères arabes (Pl. 4) et de pièces de monnaies des IXe-Xe siècles, témoignent probablement de la présence d'une administration fiscale dans la zone de la terrasse inférieure de la citadelle de la ville. Autrement dit, il est fort plausible qu'à l'époque samanide tardive, cet endroit abritait un bayt al-mal ou khizana, c'est-à-dire un Trésor public. On peut supposer que les bâtiments dans cette zone avaient toujours une fonction administrative.

 

Tirelires des IXe Xe siecles

Pl. 4. Tirelires des IXe-Xe siècles

Périodes postérieures. Peintures de l'époque qarakhanide.

Les trouvailles les plus précieuses se sont accumulées sur le chantier nord. Il s'agit notamment de plusieurs fragments (plus de 180 à l'heure actuelle) de peintures murales retrouvées dans la couche d'abandon du bâtiment des XIe-XIIe siècles construit à son tour sur le palais abbasside rasé encore au Xe s. jusqu'au niveau de sa fondation. Tous les fragments ont été traités sur place par les restauratrices de l'Institut d'archéologie de Samarkand, Mmes M. Réutova et J. Soukasjan.

L'analyse de l'espace étudié en 2000-2001 permet de proposer la reconstitution du plan initial du complexe architectural qui présente quatre portiques (iwan-s) donnant sur une cour carrée (6 m de chaque côté) entièrement dallée de briques cuites d'une excellente qualité. Le toit des portiques devait s'appuyer sur les colonnes situées sur les quatre angles de la cour. La présence de peintures sur les murs des portiques et du carrelage, atteste visiblement de l'existence d'une résidence princière qarakhanide à la citadelle.

La peinture demande encore une étude approfondie sur place, bien qu'il soit possible de la présenter d'une façon succincte. Contrairement à la technique de l'époque préislamique en Asie Centrale, la peinture du XIIe siècle a été faite sur un support de solidité douteuse, à savoir des murs à une ou deux rangées de briques d'épaisseur. Un des grands fragments (env. 60 x 80 cm) porte une inscription en caractères arabes, en thulth, dont le fond représente une sorte de « jardin paradisiaque » (composé de brins de petites fleurs) dans lequel se cachent deux oiseaux opposés l'un à l'autre (Pl. 5). On distingue plusieurs lettres, mais la phrase de cette inscription est trop courte sur ce fragment. Avec toutes les réserves nécessaires, on peut supposer que l'on se trouve devant un texte poétique persan avec probablement une phrase "[r]uz-i (?) kam-i dil bar a[yad ( ?)]". On a trouvé également plusieurs petits fragments avec quelques lettres lisibles an caractères arabes (Pl. 6). D'autres fragments portent des motifs végétaux, ornementaux et animaliers (entre autres, deux oiseaux qui s'affrontent, Pl. 7), ainsi que, probablement, certains éléments d'architecture (un arc).

 

Fragment de peinture qarakhanide

Pl. 5. Fragment de peinture qarakhanide

 

Fragment de peinture qarakhanide

Pl. 6. Fragment de peinture qarakhanide

 

Fragment de peinture qarakhanide

Pl. 7. Fragment de peinture qarakhanide

 

Sur un des fragments, on distingue un visage humain (Pl. 8). La découverte la plus impressionnante de l'automne 2001 est une représentation d'un guerrier turc tenant une flèche et un arc (Pl. 9, détail); il porte une robe splendide jaune et un chapeau noir au-dessous duquel sortent trois tresses de la même couleur. Son cadre fait de motifs géométriques et végétaux mesure 2,5 sur 1,5 m. Ainsi, on peut espérer que si l'on trouvait le reste de cette peinture, il serait certainement possible de restituer sa position originale.

La grande importance de cette trouvaille inattendue pour l'étude de l'histoire de l'art islamique demande une attention particulière non seulement pour la recherche d'autres fragments mais aussi pour leur conservation scientifique.

 

8 Fragment de peinture qarakhanide

Pl. 8. Fragment de peinture qarakhanide

 

Fragment de peinture qarakhanide

Pl. 9. Fragment de peinture qarakhanide

 

Il est à noter que pour tout le Moyen Orient, notamment l'Iran et l'Asie Centrale, les peintures murales de ce genre et de cette époque (Xe-XIIIe siècles), conservées jusqu'à nos jours, sont très rares (Lashkar-i Bazar, Nishapur, Khulbuk, Kharraqan, entre autres). Quant à la peinture qarakhanide, elle restait, sans compter le stuc peint et quelques petits fragments trouvés en Kirghizie et sur le site d'Afrasiab même, presque inconnue avant les fouilles de la Fondation Max van Berchem à Samarkand. Il s'agit ainsi d'un projet de recherche particulier qui s'impose.

 

Décor épigraphique

Pl. 10. Décor épigraphique monumental en briques cuites incisées

 

Panjara

Pl. 11. Panjara

 

Enfin, au pied du donjon, les couches archéologiques supérieures ont livré des morceaux d'un décor épigraphique monumental en briques cuites incisées (Pl. 10), rappelant par le style les mausolées qarakhanides d'Uzgend au Ferghana, ainsi que les vestiges de l'architecture de la même époque au sud d'Afrasiab, à Shah-i Zinda. Ils voisinaient avec des fragments de panjara (vitrages à résille de plâtre enserrant des morceaux de verres domestiques recyclés, Pl. 11). Ces débris doivent provenir, à notre avis, d'un autre palais qarakhanide construit dans le donjon ; il était probablement contemporain au complexe palatial avec les peintures murales de la terrasse inférieure de la citadelle.

Yury Karev
Centre de recherche sur les civilisations anciennes, Moscou