ARCHITECTURE
ADLE Chahryar

Les travaux à Zuzan ont débuté en 1988. A l'époque, la guerre avait déjà commencé en Afghanistan, et l'Iran concentrait toute son énergie pour contenir l'invasion irakienne sur sa frontière occidentale. Il semblait alors que les ruines grandioses de la mosquée-medressé funéraire de Zuzan étaient condamnées à s'effondrer sur elles-mêmes et que ce processus était irréversible.
Zuzan n'est de nos jours qu'un petit village, situé dans le Khorassan méridional iranien au sud-est de Khâf et à quelques 200 km à vol d'oiseau, à l'est exactement de Hérat en Afghanistan. Il est connu pour sa "mosquée", œuvre d'Abu Bakr b. 'Ali le Zuzani, l'Auguste Seigneur (Malek-e Mo'azzam), le plus illustre de ses maîtres. C'est ce seigneur qui remplaça sur leur site même les édifices religieux existants par un bien plus grandiose, la mosquée-médressé funéraire dont on voit de nos jours les vestiges. Avec son assassinat en 614/ 1218 et l'arrivée des Mongols en 617/ 1220, Zuzan perdit peu à peu de son importance. Transformé en un tas de ruines informes excepté pour les restes de sa mosquée, il fut oublié jusqu'à nos jours (voir Adle, Pays de Zuzan).
Zuzan se trouve dans une région politiquement instable et si loin des centres de décisions qu'aucun travail de restauration n'y a jamais été entrepris, même pas à l'époque impériale, avant la Révolution iranienne de 1979. C'est d'ailleurs à cette date, le 16 janvier de cette année-là, que le début de l'inscription monumentale datée de 616 /1219-20 de l'Eyvân principal s'écroula et se brisa sur le sol 12 m plus bas. Les paysans ne manquèrent pas de lier cet événement au départ du Chah pour l'exil dont l'annonce sur les ondes captées à Zuzan eut lieu exactement au même moment.
Ayant obtenu un nécessaire photogrammétrique pour relever l'ensemble architectural du mausolée d'Abu Yazid Bestami dans les années 80 et jugeant la fin de Zuzan proche, j'ai sollicité l'aide de la Fondation Max van Berchem pour entreprendre le relevé de la "mosquée" de Zuzan aussi. Ce concours m'a été accordé et les travaux ont débuté en 1988. Il s'agissait alors de faire un relevé photogrammétrique des lieux en commençant par ses parties les plus importantes menacées de disparition, c'est-à-dire le Grand Eyvân occidental (Quiblique) en premier lieu. L'intérêt suscité par cette entreprise fut tel que l'Organisation du Patrimoine Iranien décida à son tour d'entreprendre la restauration de l'ensemble et que le CNRS, tout comme l'Institut Français de Recherche en Iran, élargirent leur soutien à mes projets pour ce programme aussi. Malgré les énormes difficultés, le dessein s'entama si bien que bientôt, en 1993, il fut question de s'étendre de l'autre coté de la frontière en Afghanistan pour tenter de sauver la tombe dite de Goharshâd à Kohsân. Construite vers 844/1440-41, celle-ci correspond en réalité au mausolée et au médressé de Tumân Aghâ, la 6e épouse de Tamerlan. Son dôme avait été transpercé tout au début de 1985 par un obus soviétique lors d'un combat entre les envahisseurs et les résistants afghans. La mainmise des Talibans sur la région de Hérat en 1995 mit fin à l'entreprise avant que les travaux ne commencent véritablement (voir CRAI. pp. 329-331). Sous la pression des événements, bientôt il fallut abandonner ce projet provisoirement pour se concentrer avec succès jusqu'à aujourd'hui sur le sauvetage des Bouddhas de Bamiyan que les Talibans avaient le 16 avril 1997 menacé de dynamiter.

 

Eyvan principal

C. Adle. Zuzan. Eyvân principal (Quiblique/ouest) de la mosquée médressé funéraire de Zuzan. Relevé photogrammétrique polychrome tridimensionnel simplifié et non rendu de la frise épigraphique et décorative en briques émaillées située en haut du fond de l'eyvân. La date "616" (1219-20), placée verticalement en haut à gauche, est enfin rendue indiscutable grâce à ce document. L'inscription coufique se déroulant horizontalement et qui se réfère à Abu Hanifa a été déjà déchiffrée et sa lecture ne pose pas de problème (voir Blair). Le médaillon central (d. : 0.83 m) est inscrit en coufique au nom d'Allah et des quatre premiers Califes. Les centres des deux autres ronds (d. : 0.68 m), à sa gauche et à sa droite, portent aussi chacun une terre cuite inscrite (d. :14 cm). Le texte de celle de droite (nord) "Do'â-gu-ye ezz-e to / Celui qui prie pour toi" est suivie à gauche par "Do'â mikhâhad / demande une prière [pour lui-même"]. Pour des vues agrandies de ces détails dont deux en couleur voir CRAI, pp. 325-327, fig. 3-5.

 

A Zuzan, les travaux ont si bien progressé qu'aujourd'hui l'édifice ne menace plus ruine. Quant à son relevé, les plans étaient au début dessinés sur du calque à l'échelle 1/50e, mais conscient des progrès informatiques, les données étaient récoltées de telle sorte que le passage au numérique soit permis dès que possible. Le coût élevé des restitutions numériques en Occident a empêché un temps ce saut, mais dès le début des années 90 les progrès dans les logiciels tout autant que dans celui de la transformation des stéréorestituteurs analogiques en appareils analytiques étaient tels qu'ils ont permis aux techniciens persans d'entrer dans le monde analytique. Bien que toujours coûteux, tous les relevés ont été néanmoins transformés en données numériques. A présent l'ensemble des relevés de Bastam et de Zuzan sont tridimensionnels et polychromes. Les restitutions sont réalisées avec le logiciel MicroStation . La majorité des utilisateurs de CAD, surtout les architectes, auraient préféré l'AutoCad, mais son adoption en Iran était quasi-impossible, car les grandes institutions iraniennes spécialisées telles le Centre National de la Cartographie ou de la Géologie ont adoptés le MicroStation et les principaux bureaux privés de cartographies les ont suivis. Il était donc d'autant plus difficile de faire exception que c'est principalement le Centre National de la Cartographie qui établit les normes cartographiques en Iran en collaboration avec ses partenaires étatiques étrangers. Le passage entre les dessins vectoriels MicroStation et AutoCad est déjà théoriquement possible, mais les conversions posent encore quelques problèmes pour les relevés tridimensionnels complexes, ce qui est le cas pour les travaux du Zuzan et de Bastam. Les fabricants de logiciels ne tarderont cependant pas à aplanir ces difficultés et la conversion parfaite deviendra possible. En attendant, on verra ci-après une liste des planches déjà disponibles en MicroStation.
Parallèlement à l'avancement des travaux photogrammétriques de la "mosquée" de Zuzan et de sa restauration, le service archéologique iranien a ouvert à son tour un chantier de fouilles dans le site. Il a fallu d'abord s'occuper de son relevé et, par la suite, de son étude. Face à l'ensemble des travaux à Zuzan, la problématique y changeait de nature : il ne s'agissait plus de préserver par des images les vestiges d'une œuvre condamnée à disparaître, mais d'étudier un monument plus les vestiges d'une petite ville dans un contexte archéologique complexe. Vu le manque de sécurité et de moyens financiers, la priorité a été accordée à l'examen de la ville et de la région du Zuzan à partir de la photogrammétrie aérienne. Une nouvelle fois, la Fondation van Berchem fut sollicitée pour soutenir ce projet, elle y concéda. Le relevé aérien et sa restitution sont maintenant réalisés pour les 2/3, mais la prise de Mazar-e Sharif en Afghanistan le 8 août 1998 et l'exécution du personnel persan qui s'y trouvait par les Talibans ont amené près de deux cent mille soldats iraniens sur la frontière irano-afghane et ont causé encore plus de retard dans les travaux. L'ancien village de Zuzan qui coiffait les ruines de la vieille ville où se trouve notre base a été rasé pour empêcher les suspects ainsi que les trafiquants de s'y cacher, et notre avion qui devait photographier le site à basse altitude n'a pas eu à ce jour l'autorisation de s'envoler. Les photographies aux échelles 1/20000 et 1/10000 avaient heureusement été déjà faites de longue date par le Centre National Iranien de la Cartographie. A présent, la sécurité continue de se dégrader, les prises d'otages parfois suivies d'exécutions se multiplient, et les accrochages entre les troupes iraniennes et les trafiquants de drogue en particulier deviennent chaque jour plus meurtriers. Le travail continue néanmoins ainsi qu'on le jugera sur les résultats obtenus.

 

Figure 2

C. Adle. Zuzan. Eyvân principal (Quiblique/ouest) de la mosquée médressé funéraire de Zuzan. Relevé photogrammétrique polychrome tridimensionnel simplifié pour la présentation. La vue a été soumise à une rotation de 45o autour de son axe horizontal pour que la façade de l'eyvân et ses sols anciens soient visibles tous à la fois. La façade (A-F), datée de 615/1218, correspond à la 3e phase de construction de la mosquée. Le sol en briques arrangées en cercles concentriques (B), appartient à la 1ère phase ainsi que les vestiges carrés des anciens piliers (C) rasés au ras du sol lors de la construction de la 2e mosquée. Ses restes se distinguent ici principalement grâce aux vestiges des bases rectangulaires de ses piliers (D). La lettre E, quant à elle, désigne un caveau funéraire collectif antérieur au Xe siècle; une entrée (G) donne accès à une petite chambre funéraire (début XIIIe s.) où un enfant a été enterré dans le corps même du mur de l'eyvân. Enfin, la lettre H marque le mihrab de la 3e mosquée, la lettre I une baie d' ouverture, J un puissant arc de décharge et K l'inscription monumentale de l'intérieur de l'eyvân de la 3e mosquée ici datée de 616 / 1219-20.


La genèse de Zuzan demeure encore obscure. L'agglomération devait sans doute correspondre à l'une des fermes fortifiées ou des villages de la plaine de Zuzan qui parvint à se hisser au rang d'une ville renommée au début de la période islamique au détriment des autres bourgades. Susia, localité mentionnée par Arrien sur la route d'Alexandre vers le couchant aurait pu constituer une première référence, mais l'identification n'est pas assurée. Les fouilles archéologiques apporteront sans doute des éclaircissements lorsqu'elles auront atteint les couches pré-islamiques. Elles n'y sont parvenues pour le moment que peut-être en un seul endroit. Il s'agit de la mise au jour de trois grosses briques "gabri" (zoroastriennes) crues. Elles ont été localisées dans l'Eyvân principal (ouest /Quiblique) sous un sol en petites briques cuites à peine plus grandes que des "briques buïdes". Les trois grosses briques touchent le coin sud-ouest d'un sardâbeh (caveau) funéraire datant ou antérieur au Ve/XIe siècle (IVe/Xe siècle ? fig. 1). Même s'il s'avérait ultérieurement que ces briques ne sont pas sassanides, il n'en demeurerait pas moins vrai que l'existence d'une agglomération à cette époque paraît vraisemblable. Au moins trois autres indices militent en faveur de cette hypothèse : des pièces de monnaies sassanides ont été assignées à Zuzan, une tradition ancienne lie l'origine de Zuzan à l'édification d'un temple du feu, et enfin le prophète Behâfarid, mis à mort en 131/749 par ordre d'Abu Moslem à l'instigation des mages, aurait été originaire de Zuzan (CRAI, pp. 321-25). Quant à la période islamique, excepté en ce qui concerne le début du VIIe/XIIIe siècle pour lequel les études sont, ainsi qu'il a été précisé, assez avancées, les autres époques demeurent encore assez obscures. Les restes de la "Première Mosquée", dégagés dans et au pourtour du Grand Eyvân, ne sont pas sans rappeler ceux de la mosquée de Balkh datable du IIIe/IXe siècle. Les vestiges d'une "Deuxième Mosquée", plus grande et bâtie sans doute en plusieurs phases, intègrent la "Première Mosquée". S'y ajoute un grand mihrab splendide en plâtre sculpté, dégagé au nord de ce même Eyvân. Par la suite, l'Auguste Seigneur fit abattre peu à peu la "Deuxième Mosquée" qu'il remplaça par la sienne. Alors que les Eyvâns Ouest et Est de cette "Troisième Mosquée" venaient d'être presque achevés, sa construction fut abandonnée peu après le décès de l'Auguste Seigneur en 614/ 1218 (Adle, Pays de Zuzan ; CRAI, p. 25).
Le relevé photogrammétrique numérique tridimensionnel de la "Mosquée" de Zuzan n'est pas encore entièrement achevé, mais il est néanmoins disponible en 14 "planches" : 1. Façade principale externe et interne de l'Eyvân Ouest accompagnée du relevé des vestiges au sol mis au jour par les fouilles; 2. Façade externe N de l'Eyvân O; 3. Façade interne N de l'Eyvân O; 4. Façade externe O de l'Eyvân O; 5. Façade externe sud de l'Eyvân Ouest accompagnée du relevé des vestiges au sol mis au jour par les fouilles ; 6. Façade interne S de l'Eyvân O; 7. Façade principale externe et interne O de l'Eyvân E; 8. Façade externe S de l'Eyvân E; 9. Façade interne S de l'Eyvân E; 10. Façade externe E de l'Eyvân E; 11. Façade xterne N de l'Eyvân E ; 12- Façade interne N de l'Eyvân E ; 13 - Coupes horizontales de l'ensemble du monument; 14. Frise monumentale en briques émaillées située en haut du fond de l'Eyvân O et datée de 616/1219-20 (voir illustrations et également : Adle, Bardâshthâ, fig. 2-13 ; CRAI, fig. 2-5).

La restitution du site et de la région du Zuzan avance aussi. Sans attendre la résolution du problème du vol sur Zuzan pour les photographies à basse altitude (1/3000), le travail sur les photographies aériennes 1/10000 et 1/20000 déjà obtenues est commencé. Il aboutira à la production de deux séries de cartes archéologiques tridimensionnelles en couleurs. L'une s'appelle "Zuzan in 1968. Survey of the Zuzan Area, Khorassan, Irano-Afghan Frontier" et l'autre "Zuzan in 1978. Survey of ...". Dans la première série, la stéréorestitution a une précision équivalente à une carte classique graphique sur papier faite à l'échelle de 1/5000 et sur la seconde cette précision sera équivalente à une carte à l'échelle de 1/2000. Il y aura deux versions de ces cartes archéologiques : une classique sur papier et une numérisée sur CD. Etant donné la présente opposition des services de renseignements iraniens au vol à basse altitude, j'ai commencé depuis le printemps 1999 le relevé terrestre des sites importants de la région tel le tépé Biyâsâbâd et le tépé Siyâh à l'échelle de 1/500e. Il est bien trop tôt pour tirer des conclusions de ces investigations régionales, mais si les idées encore imprécises qui en ressortent se vérifient, un schéma intéressant concernant l'évolution des sites, de la société et du peuplement en une partie de l'Asie Centrale méridionale pendant le Haut Moyen Age en découlera. La vérification des données concernant ces idées constituera donc une autre de mes tâches lors des prochaines campagnes.