La question de la conservation du patrimoine islamique du Caire médiéval a été, depuis plus de 150 ans, l'objet de débats passionnés qui ont suscité l'attention d'un public bien plus vaste que celui des seuls spécialistes d'architecture médiévale. Le devenir des rares monuments fatimides encore présents au Caire avait été évoqué lors du colloque consacré à l'Egypte fatimide, organisé en 1998 à l'Université de Paris IV-Sorbonne; plus récemment, pendant le symposium organisé au Caire en février 2002 par le Conseil Suprême des Antiquités Egyptiennes, les thèses les plus diverses sur l'état des monuments et les solutions à adopter pour leur restauration ont été discutées. Cependant, au-delà de la volonté des décideurs et des moyens financiers alloués à ces projets, l'une des questions principales porte sur la possibilité de pouvoir utiliser des documents d'archives précis et relativement anciens, notamment ceux appelés "images d'époque", qui permettraient l'engagement sur le terrain d'opérations fiables de préservation du patrimoine bâti.
Au début du XIXème siècle, la conservation d'al-Qhira médiévale avait déjà été l'objet d'une attention toute particulière de la part de certains intellectuels égyptiens, ainsi que d'un grand nombre d'amateurs d'art et d'architectes européens vivant au Caire et férus d'art islamique. Leur travail et leur persévérance ont abouti à la création, en 1881, d'un Comité de Conservation des Monuments de l'Art Arabe. Le Comité avait, dans un premier temps, limité son action au Caire islamique, puis très vite celle-ci fut étendue à l'ensemble des monuments islamiques et coptes du territoire égyptien. Une des premières missions dont le Khédive chargea le Comité fut l'établissement d'un inventaire des bâtiments religieux et officiels. L'élaboration d'études et le suivi des chantiers de restauration s'ajoutèrent rapidement et complétèrent la première initiative khédivale. L'uvre du Comité a également permis de constituer, à travers les publications annuelles de bulletins rendant compte de l'état d'avancement des travaux, une riche documentation technique. Qu'il s'agisse des plans des monuments ou de leur couverture photographique, voire même de factures et de comptes, elle constitue aujourd'hui pour nous une source rare pour l'étude du patrimoine immobilier cairote.
Cliché G. Lekegian, DR, Le Caire-Fustat, Mosquée de Amr, salle de prière
En effet, dès les premières années de son existence, le Comité de Conservation des Monuments de l'Art Arabe a introduit la photographie comme outil nécessaire pour l'élaboration d'un projet de restauration. Ainsi un poste budgétaire fut créé pour un des photographes professionnels des plus renommés du Caire, G. Lekegian. L'intervention de ce dernier était un préalable à toute prise de décision quant au type d'intervention à effectuer sur un bâtiment donné. La couverture photographique systématique de tous les chantiers de restauration en cours permettait non seulement de rendre compte de l'état d'avancement des chantiers, mais surtout d'évaluer l'état de dégradation des monuments du Caire médiéval au début du XIXe siècle.
Cette période correspond à celle où le Caire islamique a été le plus photographié; plusieurs photographes, généralement arméniens, parmi lesquels Bechard, les frères Abdullah, Zangaki et, déjà bien avant eux, Bonfils et Sebbah, ont réalisé des prises de vues des cimetières du Caire et des portes d'al-Qhira. Les édifices religieux n'ont pas échappé à cette mode; des vues des mosquées d'al-Azhar, d'al-?kim ainsi que des vues du complexe du ?ul?n ?asan sont à l'époque les plus appréciées et illustrent de nombreuses cartes postales. Le Comité de Conservation, conscient de l'engouement suscité par ce qui est devenu de nos jours parfois l'unique information témoignant de l'existence de certains monuments (par exemple, la mosquée de ??'icha al-Sa????iyya au nord de Bb al-Fut??), décida de constituer les premières archives photographiques et de procéder à l'achat des collections photographiques antérieures à 1881.
Malheureusement, à l'exception des photographies de K.A.C. Creswell, membre du Comité, seul un nombre réduit des documents photographiques a été publié dans les Bulletins annuels du Comité durant son activité; ainsi le volume n° 32 de ce Bulletin a été entièrement consacré à la publication des photographies de monuments. Par ailleurs, les publications aussi bien de voyageurs que d'historiens étaient souvent illustrées à partir des archives du Comité; les ouvrages d'Henriette Devonshire qui, depuis le début des années vingt jusqu'à la fin des années trente, a édité plusieurs livres sur les mosquées du Caire islamique avec des photographies portant la mention "cliché du Comité", attestent de l'importance de ces archives, déjà considérées comme référence notable.
Actuellement ces archives nécessitent d'être restaurées et classées par monument; la collaboration active de Monsieur Mohammad Abul Amayem, architecte à l'Institut Français d'Archéologie Orientale (IFAO), a abouti à la réalisation d'un premier tri ainsi qu'à une évaluation de l'ensemble du fonds documentaire. Ce dernier est constitué de 14'262 plaques de verre de différentes tailles, dont 10'005 au format 13 x 18 et 1'131 au format 18 x 24, ainsi que de films et de tirages sur papier.
Cliché Sebbah, DR, Le Caire, Mosquée d'Ibn Tulun, la cour avant restauration
Le soutien de la Fondation Max van Berchem nous a permis de sensibiliser les autorités du Conseil Suprême des Antiquités Egyptiennes à l'urgence de la mise en uvre d'un programme de préservation, de restauration et de classement systématiques des photographies du Comité de Conservation. Le symposium sur la restauration du Caire islamique de février 2002 a été pour nous l'occasion de faire part à la communauté scientifique de ce projet, destiné à contribuer au programme de conservation des monuments du Caire islamique, engagé par les services des Antiquités Egyptiennes et les organisations culturelles internationales. Toutefois, l'opération de restauration des plaques de verre nécessite, outre un budget considérable, la maîtrise des techniques de restauration des négatifs de verre; en effet, cette phase du projet constitue une spécialité en soi et demande un savoir-faire spécifique. Nous avons eu la chance de pouvoir constituer un groupement et d'associer ainsi le Conseil Suprême des Antiquités Egyptiennes, l'Institut Archéologique Allemand du Caire (DAIK) et l'Institut Français d'Archéologie Orientale (IFAO) : Monsieur Wolfgang Mayer (en collaboration avec le DAIK) assume la responsabilité de la restauration des plaques de verre; un premier diagnostic de leur état, ainsi qu'une appréciation de leur lieu de conservation, ont été déjà réalisés par la partie allemande. Aidés par notre longue expérience des archives photographiques Mashreq-Maghreb (Université de Paris IV-Sorbonne, CNRS), nous avons mis au point un projet d'identification, de classement et de numérisation des archives du Comité; les résultats seront diffusés, avec le concours des autorités égyptiennes compétentes, détentrices des droits de diffusion et de reproduction. Le laborieux travail d'identification, que nous avons commencé, doit s'effectuer en même temps que sera assurée la formation du personnel technique et scientifique égyptien à la restauration des photographies anciennes, à l'analyse documentaire et à la gestion informatisée de la base de données que nous élaborons actuellement.
Malgré les transformations et les dégradations subies par les monuments, voire leur disparition, les images, une fois rendues accessibles, constitueront une source exceptionnelle de données techniques et architecturales pour les monuments du Caire islamique. Le projet achevé permettra à l'ensemble des historiens, architectes et archéologues de disposer d'un inventaire informatisé de la documentation photographique des monuments islamiques et coptes cairotes, avant et pendant leurs premières restaurations de l'époque moderne. Le projet se veut un témoignage de la fidélité, qui est de mise aujourd'hui encore, aux objectifs fixés par le Comité de Conservation des Monuments de l'Art Arabe.
Marianne Barrucand et Karim Beddek
Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
U.F.R. d'Art et d'Archéologie