La richesse de l'Asie centrale en manuscrits en écriture arabe est bien connue depuis longtemps. Durant l'époque soviétique, la plupart des volumes manuscrits ont été rassemblés dans les grandes institutions publiques, à Tachkent, à Boukhara, à Douchanbé, etc. Les fonds maintenus dans les provinces se composent de manuscrits qui ont semblé " sans intérêt " pour les autorités centrales d'alors et donc laissés dans les bibliothèques et les musées régionaux, mais par ailleurs ils ont été complétés par des campagnes de collecte effectuées tardivement dans les années 1950-1970 auprès des populations locales, dans les villes et villages des diverses régions. À la différence des grands fonds publics qui conservent les manuscrits de toute provenance, les fonds régionaux reflètent surtout la production et la circulation des manuscrits au niveau local, ce qui est visible par l'analyse notamment des lieux de copie indiqués dans le colophon, des signatures des possesseurs des manuscrits etc. La collecte de ces informations, ainsi que la composition et le contenu de ces fonds, permettent de jeter un éclairage sur les milieux érudits régionaux, évoluant loin des cercles de la cour. Le milieu lettré local dans les khanats de l'Asie centrale du XIXe siècle est encore très peu connu. L'intérêt principal de l'exploitation des fonds régionaux au delà de leur catalogage et de leur conservation qui sont la condition première de la valorisation de ce patrimoine spécifique, réside dans leur apport aux recherches sur l'histoire sociale et culturelle, les pratiques lettrées, le système éducatif des derniers khanats indépendants de l'Asie centrale
Depuis plusieurs années un programme de recherche de l'équipe " Monde iranien " (CNRS - Sorbonne-Nouvelle - INaLCO - EPHE) consacré au patrimoine manuscrit s'intéresse de près aux fonds de l'Asie centrale ex-soviétique publiques et privés, conservés dans les provinces. Ces fonds méconnus non seulement sont dans leur grande majorité non catalogués, mais aussi, à des rares exceptions près, non répertoriés . Depuis l'indépendance des républiques ex-socialistes de la région, l'accès aux recherches de terrain présente moins de difficultés. Trois fonds conservés dans les musées régionaux en Ouzbékistan actuel, provenant des anciens territoires des trois khanats d'Asie centrale, ont été présélectionnés afin d'être catalogués et étudiés en priorité : le fonds de Qarshi , issu du khanat de Boukhara ; le fonds de Ferghana , issu de Kokand ; et le fonds de Noukous, issu de Khiva, qui fait l'objet de la présente notice.
L'étude du fonds des manuscrits en écriture arabe du Musée régional de Noukous, en République autonome de Karakalpakistan (Ouzbékistan), actuellement en cours de catalogage et d'analyse, a obtenu le soutien de la Fondation Max van Berchem . Le projet est mené sous la responsabilité de Maria Szuppe (CNRS, Paris) en collaboration avec un spécialiste local, Ashirbek Muminov (professeur à l'Institut des Langues Orientales, Tachkent), et deux jeunes chercheurs, Abdusalim Idrisov, doctorant à l'Institut d'Histoire de l'Académie des Sciences du Karakalpakistan (Noukous), et Shovosil Ziyodov, post-doctorant à l'Institut Oriental de l'Académie des Sciences de l'Ouzbékistan (Tachkent). Nous accordons une grande importance à l'association à notre projet de jeunes chercheurs centre-asiatiques qui dans les circonstances locales n'auraient sans doute pas eu accès aux outils méthodologiques et techniques que nous pouvons leur fournir.
Les manuscrits en écriture arabe de Noukous, autant que les livres lithographiés dont nous ne nous occupons pas ici, appartiennent au fonds ethnographique du musée. Ces manuscrits ont été acquis localement par le musée en 1956, sans que les archives précisent s'il s'agissait d'une acquisition de provenance unique ou multiple. Le catalogage s'accompagne d'une recherche historique sur les milieux intellectuels producteurs et consommateurs des livres en cours de description.
Le fonds de Noukous se compose de 49 volumes, contenant un ou plusieurs ouvrages sous la même reliure, et d'un document d'archives conservé séparément. Si la plupart des ouvrages apparaissent ici en copie unique, quinze d'entre eux sont représentés par plus d'un exemplaire, allant jusqu'à huit pour des principaux textes légaux répandus en Asie centrale, comme al-Nuqaya (Mukhtasar wiqayat al-riwaya fi masa'il al-hidaya) de 'Ubaydallah b. Mas'ud b. Taj al-Shari'a al-Mahbubi . Au total, les 111 ouvrages et un document de ce fonds, représentent 53 auteurs et 79 textes individuels écrits en arabe, en persan et en turc oriental (tchaghatay). Le style d'écriture prédominant est le nasta'liq (2/3 du fonds). Pour le reste, le naskhi est utilisé dans 27 copies et le riq'a dans une seule, alors que quelques autres présentent une écriture mélangeant les éléments de nasta'liq et du shikasta, et sans aucun effort calligraphique. Environ la moitié des copies (49%) portent la date de transcription ou peuvent être datées par d'autres éléments codicologiques. La proportion des copies datées (37) et datables (17) est très bonne étant donné qu'il s'agit ici d'un fond provincial et tardif, contenant peu de textes de haute qualité d'exécution. Bien que le gros de volumes provienne du XIXe siècle, le fonds possède un certain nombre de copies plus anciennes dont une datée du XVe siècle, deux du XVIe siècle, deux du XVIIe siècle [Fig.1], et quelques autres du XVIIIe siècle.
Fig. 1. Noukous 112, f. 18a, copié 1055/1646 ; sceau daté 1196/1782. Colophon. Anwar al-tanzl de 'Abdallah b. 'Umar al-Bay¥aw (commentaire du Coran).
De façon générale, les ouvrages appartiennent au cursus standard de la madrasa en Asie centrale . Un seul exemplaire du Coran est présent [Fig.2] : à l'origine deux copies indépendantes qui se sont retrouvées reliées ensemble tardivement. Les sciences religieuses, dont le fiqh, représentent 74 copies, c'est-à-dire plus de la moitié du fonds, auxquelles s'ajoutent 5 ouvrages à contenu soufi. La grammaire de l'arabe est la deuxième branche du savoir par le nombre de manuscrits présents dans le fonds 22 copies. Dans le contexte de l'enseignement traditionnel à l'époque tardive, la présence d'un texte de propédeutique, le Sharh ta'lim al-muta'allim, et d'un lexique trilingue arabe-persan-tchaghatay compilé pour la compréhension du Maslak al-muttaqin de Sufi Allah-Yar Kattaqurghani (m. vers 1720), est digne de mention. Par ailleurs, il est surprenant de ne trouver que deux ouvrages de logique [Fig.3] et, dans un autre registre, un seul recueil de poésies, en persan nombre étonnamment restreint par rapport à d'autres fonds comparables.
Fig. 2. Noukous 78, f. 77b, sans date. Fin. Coran.
Fig. 3. Noukous 98/II, f. 29b, sans date. Incipit. Sharh-i ¡sa?uj de ºisam al-Dn ºasan al-Kat (logique).
Par beaucoup de points le fonds de Noukous ressemble aux autres fonds centre-asiatiques du même type dont nous avons la connaissance . Il présente néanmoins des particularités dont nous donnons ci-dessous quelques exemples.
Lors du catalogage, deux documents ont été découverts à l'intérieur du volume contenant une copie d'un recueil de hadith, le Mishkat al-masabih de Muhammad b. 'Abdallah al-Khatib al-Tabrizi (m. 1339-40). Il s'agit des certificats de transmission (ijaza) en arabe qui, à plus de deux siècles de distance, donnent la licence pour la transmission du même Mishkat al-masabih. L'ijaza le plus récent est daté du 7 dhu-l-hijja 1046/ 2 mai 1637, quelques jours seulement après la copie du manuscrit. Le document a été délivré en faveur d'un Mawlana Yar-Muhammad par Muhammad-Qasim, descendant d'Abu-l-Ma'ali Sa'id b. al-Mutahhar [al-Bakharzi]. L'ijaza le plus ancien, daté du jumada I 820/ juin-juillet 1417, a été issu en faveur de deux personnes père et fils, Ghiyat al-Din Abu-l-Khayr et Asl al-Din 'Abdallah, par un Ibrahim b. Muhammad b. Abi al-Harb al-Hanafi, disciple d'un maître qui avait obtenu sa propre licence de l'auteur même du Mishkat al-masabih [Fig.4].
Fig. 4. Noukous 104, f. 496b, certificat de transmission, daté 820/1417.
Quelques indications lient une partie du fonds de Noukous aux Qunghrats, la famille régnante du khanat de Khiva, à l'époque où ceux-ci n'étaient qu'au début de la constitution de leur pouvoir. Mentionnons tout d'abord la présence d'un waqf-nama écrit en persan et daté de 1214/1799-1800 [Fig.5]. Il se présente sous la forme d'un rouleau de 391 cm x 61,5 cm ; les sceaux de six témoins figurent en bas et dans les marges du document. C'est un acte de fondation et de transmission en bien de mainmorte (waqf) d'une madrasa de Khiva par Muhammad-Fadil Biy b. Ish-Muhammad Biy (m. 1819). Ce personnage était le grand-oncle du futur souverain de Khiva Iltuzar Khan (r. 1218-1221/1804-1806), considéré comme le véritable fondateur de la dynastie.
Fig. 5. Noukous KP772, waqf-nama, daté 1214/1799-1800. Début.
Le texte parle non seulement du fonctionnement administratif de la madrasa, mais aussi donne des détails sur les grandes lignes de l'organisation des cours dispensés selon trois niveaux : primaire (adna), moyen (awsat) et supérieur (a'la). Le document indique également les principaux manuels recommandés pour chaque niveau d'enseignement.
Par ailleurs, le fonds conserve un manuscrit ayant appartenu à un souverain qunghrat, 'Iwad ('Avaz) Bik Inaq, fils de Muhammad-Amin Biy Inaq ; le manuscrit doit être antérieur à 1204/1790 puisque le sceau de transmission en waqf identifie le donateur à la fois par son nom et par son titre d'" héritier " (wali-yi ni'mi) de Muhammad-Amin [Fig.6]. 'Iwad Bik Inaq, au pouvoir à Khiva en 1204-1218/1790-1804, était le père d'Iltuzar Khan déjà mentionné. Le manuscrit contient une copie du commentaire d'un texte légal intitulé le Dhakhirat al-'uqba fi sharh Sadr al-Shari'a, en arabe, de Yusuf b. Junayd Akhi Chelebi al-Tuqati, auteur ottoman de la fin du XVe siècle.
Fig. 6. Noukous 61, f. 1b, [copié avant 1204/1790]. Incipit. Dakhrat al-'uqba de Yusuf b. Junayd al-Tuqat (fiqh).
La présence marquée des auteurs ottomans, ainsi que des références aux milieux culturels tatars, distinguent le fonds de Noukous de fonds comme ceux de Qarshi ou de Shahrisabz , où celles-ci sont marginales ou inexistantes. Il faut souligner la présence de deux auteurs tatars tardifs de Kazan, Abu-l-Nasr 'Abd al-Nasir al-Bulghari al-Qazani al-Qursawi et Husam al-Din al-Qazani. Les manuscrits copiés dans le milieu tatar de Kazan portent souvent la date en années chrétiennes seulement, et ceci même si ces ouvrages concernent les questions légales ou théologiques et sont écrits en arabe. Ces spécificités indiquent l'importance des liens culturels de Khiva avec d'autres milieux turkophones, depuis Kazan à l'Est jusqu'en Turquie ottomane à l'ouest.
Le khanat de Khiva, où dominent les populations turkophones, est la seule entité politique de l'Asie centrale musulmane tardive où le turc tchaghatay avait, dès le XVIe siècle, progressivement remplacé le persan dans la vie culturelle et dans l'administration. Dans ce contexte, une " curiosité " quant à la composition linguistique du fonds de Noukous doit être soulignée. Ce fonds ne se distingue pas à première vue des autres fonds centre-asiatiques provinciaux déjà connus, notamment ceux provenant des khanats de Boukhara et de Kokand. Les langues représentées ici sont d'abord l'arabe (77 copies) ce qui correspond à la prédominance du contenu religieux et légal, mais en deuxième lieu le persan (23, dont 1 document), et ensuite seulement le turc tchaghatay (4) ; les ouvrages mixtes sont représentés par 7 copies arabo-persanes et une copie arabe-persane-tchaghatay. Mais dans le contexte de Khiva, la proportion des copies en langue persane (20%) et, surtout, le peu de copies en tchaghatay (moins de 4%) apparaissent comme étonnantes. De plus, l'étude des nombreuses notices laissées par les lecteurs montre que le persan a largement continué être en usage parmi les érudits provinciaux encore au XIXe siècle . Les explications et les traductions notées dans les marges et entre les lignes des textes arabes sont majoritairement en persan, et assez rarement en tchaghatay ou en qaraqalpaq, autre langue turque. Aussi, un document aussi important qu'un waqf-nama issu par un personnage dynastique est rédigé en persan encore au début du XIXe siècle, alors que les Qunghrats seront plus tard connus pour leur promotion du tchaghatay .
Ainsi, le catalogage du fonds de Noukous, tout en permettant la sauvegarde d'un patrimoine manuscrit méconnu, apporte des données nouvelles et stimulantes pour l'histoire culturelle de l'Asie centrale tardive (XVe-XIXe s.). Cette recherche n'est pas menée de façon isolée, mais au contraire elle s'inscrit dans une série de travaux sur l'histoire du livre manuscrit centre-asiatique. L'exploitation de ces données spécifiques doit se placer dans une perspective comparative, pour une étude de la culture du livre mais aussi de l'apprentissage et de la transmission des connaissances et des textes dans le monde musulman oriental.
Maria Szuppe
(CNRS " Monde iranien ")