Notre enquête sur les manuscrits livresques datés et transcrits en écriture dite maġribī, du Xe au XXe siècle, est entreprise dans le but de constituer un corpus graphique consultable en ligne. Cela permettra in fine de suivre la complexe évolution de l’écriture pratiquée jadis au Maghreb et en al-Andalus, et d’étudier soigneusement ses divers styles, sur une très longue durée. Cette enquête porte actuellement sur l’exploitation des collections marocaines pour se tourner plus tard vers les collections d’autres pays. Jusqu’à présent, nous avons exploré le fonds des bibliothèques les plus importantes du Maroc : la bibliothèque nationale de Rabat (BNRM), la bibliothèque royale de Rabat (BR), la bibliothèque Qarawiyyīn de Fès (BQ), la bibliothèque Ben Youssef de Marrakech (BBY) et la bibliothèque de la Zaouïa al-Hamzawiyya (BZH). Le dépouillement des catalogues des cinq bibliothèques a abouti à l’établissement de longues listes de manuscrits datés et transcrits en écriture maghrébine. L’examen concret des manuscrits dans les cinq bibliothèques nous a permis de vérifier et, dans plusieurs cas, de corriger les informations des catalogues, mais aussi d’en éliminer un certain nombre, notamment ceux dont le colophon s’est avéré douteux. Malheureusement, les deux premières bibliothèques n’ont catalogué jusqu’à présent qu’environ la moitié de l’ensemble de leur fonds et la BQ et la BBY n’ont pas encore catalogué leurs fragments anépigraphes (i. e. sans indication de titre ni d’auteur). Ils sont au nombre de 900 pièces environ à la BQ de Fès. Les manuscrits datés demeurent une ressource indispensable à l’étude de l’évolution graphique. En constituer un corpus exhaustif et représentatif est une étape nécessaire à l’analyse, à la classification et au commentaire.
Au stade actuel de notre enquête, se dessinent trois grandes périodes dans l’évolution de cette écriture. La première englobe les écritures des manuscrits datés du Xe au XVe siècle ; la deuxième regroupe celles des XVIe - XVIIIe siècles ; la dernière est celle des écritures des XIXe - XXe siècles. Dans cette masse de documents livresques où la totalité des disciplines est représentée, il en est quelques-uns dont l’importance historique et paléographique est singulière. C’est le cas, par exemple, de cette copie d’al-Muwattaa de Mālik b. Anas, exécutée à Marrakech par le prince sévillan déchu, Yahyā Ibn Muḥammad Ibn ‘Abbād, pour le compte de la bibliothèque du calife almohade ‘Alī b. Yūsuf b. Tāšfīn (Fig. 1). Les folios sont en parchemin et en format moyen (180 x 120 mm). L’écriture en grand module est d’une beauté achevée. De nombreux fascicules en sont aujourd’hui conservés à la BQ (n° 605, 1988, 2005), BBY (n° 622), BNRM (n° 2947-K). Ce document, exécuté en 502/1108 et 503/1109, nous renseigne sur la formation et le talent calligraphiques de certains princes andalous, mais aussi sur la mobilité des copistes et des documents entre les deux rives de la Méditerranée.
Fig. 1: Fès, Qarawiyyīn, 2005.
Du IXe siècle, nous n’avons qu’un seul témoin conservé à la Qarawiyyīn de Fès, sous le numéro 1968-II. Copié sur parchemin (290 x 180 mm) et daté de 270/883, il semble une production cordouane. Les noms des personnes qui l’ont appris par cœur et récité devant leurs maîtres sont encore lisibles dans les ijāza (certificats de transmission) notés sur le premier feuillet. C’est un fragment de 17 folios dont l’écriture est de petit module, le ‘ayn initial est grand ouvert et les demi-boucles du nūn final, du yā’ final, du qāf final sont brisées au milieu. Ces mêmes caractéristiques graphiques sont attestées dans certains manuscrits orientaux et kairouanais du IXe siècle. C’est dire que cette situation n’autorise aucune vue d’ensemble et ne peut ériger des observations particulières en principes généraux.
Le Xe siècle est crucial pour l’histoire de l’écriture maghrébine, dans la mesure où il se présente comme celui de sa naissance. Malheureusement, les manuscrits datés de cette époque sont extrêmement rares. La petite dizaine de pièces que nous avons pu réunir laisse entrevoir au moins deux traditions graphiques assez proches : la kairouanaise et la cordouane. Quantitativement, la production livresque de Kairouan au Xe siècle semble comparable à celle de Cordoue de la même époque. Plusieurs styles sont identifiés. Le ms. Rabat, BNRM, 333-Q, I‘rāb al-Qur’ān d’Abū Isḥāq al-Zajjāj, copié sur parchemin (245 x 195 mm) et daté de 382/993, témoigne de l’émergence d’une écriture livresque, sans doute cordouane, dont le balancement des courbes en fin de mots demeure, d’ores et déjà, la marque de fabrique (Fig. 2). Le ms. Rabat, BNRM, 2673-K, un fragment des al-nawādir wa-l-ziyyādāt, copié sur parchemin (230 x 160 mm) et daté de 384/994, semble une production kairouanaise (Fig. 3). L’écriture des deux manuscrits est nettement différente.
Fig. 2: Rabat, BNRM, 333-Q.
Les écritures des XIe-XVe siècles présentent une richesse extraordinaire et permettent d’isoler plusieurs styles qui sont attestés à la fois au Maghreb et en al-Andalus. Cela abolira le mythe d’un style propre à al-Andalus. Les manuscrits du XVIe siècle sont moins nombreux que l’on imaginait et semblent présenter les formes d’une transition graphique. Les styles attestés aux XVIIe et XVIIIe siècles semblent confirmer la nouvelle tendance. Les manuscrits des XIXe et XXe siècles sont de loin les plus nombreux et offrent aux paléographes des spécimens d’écriture livresque provenant quasiment de toutes les régions du Maroc. Les noms de copistes et de possesseurs y sont fréquemment mentionnés. Les styles sont multiples et leur diversité rend ardue l’appréhension des phénomènes graphiques, tant dans leur cohérence interne en synchronie que dans leurs évolutions en diachronie. Pour faciliter la dénomination des écritures et rendre le vocabulaire plus stable et opératoire, il va falloir repérer toutes les dynamiques graphiques nécessaires pour une classification claire et convaincante. Cette classification doit prendre en considération, outre la morphologie des lettres, les facteurs extra-graphiques rentrant en ligne de compte, tels que le support matériel et la mise en page, mais aussi les informations fournies par les souscriptions des copistes et des possesseurs.
Fig. 3: Rabat, BNRM, 2947-K.
En définitive, le but premier de notre enquête demeure la réalisation d’un Corpus de référence, c’est-à-dire représentatif de l’ensemble de la production écrite d’al-Andalus et du Maghreb, pour rendre précises et accessibles les données de la paléographie maghrébine. Il sera largement enrichi par les manuscrits datés d’autres collections, notamment celles qui conservent des manuscrits mozarabes. Il permettra aux chercheurs de proposer une datation appropriée aux manuscrits non datés, par le biais de rapprochements, et stimulera enfin les études paléographiques arabes.
Mustapha Jaouhari
CJB Rabat et Université Michel de Montaigne Bordeaux 3