Le Fichier Historique du Lexique Aabe (FHILA) | 2008
La nécessité devient prégnante aujourd’hui de jeter les bases d’un futur dictionnaire historique de l’arabe. Car, de façon paradoxale, alors que la langue arabe est une grande langue de culture, que son lexique a fait l’objet de nombreuses études et que les dictionnaires de langue arabe, anciens et modernes, sont très nombreux, on ne possède pas d’études lexicologiques ni de dictionnaires, conçus selon les principes actuels de la lexicologie historique et ne laissant aucune variété de la langue de côté, qui seraient capables de présenter les premières attestations des lexèmes arabes. Les méthodes pour parvenir à créer de tels outils ont été éprouvées pour d’autres langues et elles peuvent fort bien s’appliquer à l’arabe. Il suffit de les mettre en œuvre en commençant par l’inventaire critique du lexique des documents les plus anciens. Les enjeux de cette démarche sont importants car les résultats produits permettront une histoire plus objective de la langue arabe et des analyses linguistiques que l’on n’a pas encore la possibilité d’effectuer faute de matériaux clairement présentés. Ces résultats fourniront aussi aux historiens de diverses branches des données factuelles qui sont nécessaires à l’avancement de leurs études.
Inscription arabe préislamique, écrite en alphabet sudarabique, de Qaryat al-Faw (Arabie Séoudite), IIIe-Ier s. av. JC.
L’ensemble de la communauté scientifique arabisante pâtit de l’absence d’un dictionnaire historique de l’arabe. Et les dictionnaires de l’arabe, de manière générale, ne satisfont pas les lexicologues du point de vue historique[1].
La méthode pouvant nous permettre d’améliorer efficacement notre connaissance des débuts de l’histoire du lexique arabe exige que nous délaissions les grands textes dont l’histoire est encore incertaine et que nous focalisions notre attention sur les plus anciens vestiges matériels de la langue : l’arabe dispose de multiples ressources pour cela.
Inscription arabe préislamique, en écriture nabatéenne, d’Al-Namāra (Syrie), 328 ap. JC.
Les inscriptions arabes publiées et les fragments manuscrits sur parchemin les plus anciens, comme les textes précoces consignés sur des papyri datables, n’ont pas encore fait l’objet d’un inventaire lexical en bonne et due forme, toutes catégories grammaticales confondues (substantifs, verbes, adjectifs, particules… en incluant les toponymes et les anthroponymes). Cet inventaire permettra de configurer sans incertitudes une partie cruciale des débuts de l’histoire du lexique de la langue arabe, eu égard aux possibilités qu’offre réellement le patrimoine écrit de cette langue. Les données lexicales qui seront issues de cet inventaire viendront compléter l’ensemble des dictionnaires de l’arabe, y compris les divers dictionnaires à visée historique déjà existants.
Inscription arabe préislamique du Ǧabal Ramm (Jordanie), IVe s.
Chaque linguiste, chaque historien, sait qu’une bonne connaissance des débuts de l’histoire d’une langue, et de son lexique en particulier, passe par l’inventaire du contenu des plus anciens vestiges matériels livrant des informations sur cette langue ou en cette langue[2].
Bien que l’on travaille depuis fort longtemps à rendre compte des premiers monuments de la langue arabe[3], aucune vision claire ne s’est dégagée pour procurer aux diverses disciplines intéressées par l’histoire de cette langue un instrument facilement consultable et clairement présenté qui mettrait à la disposition de tous un inventaire des lexèmes arabes les plus anciennement attestés. On n’a pas encore la possibilité de généraliser des connaissances pourtant indispensables, de mettre à jour les dictionnaires et de produire des analyses qui, du point de vue linguistique, mais aussi du point de vue historique, rendraient un peu de clarté à un domaine qui en manque. Ce manque de clarté donne naissance et favorise la pérennisation de conjectures sans fin, jusque chez les meilleurs spécialistes parmi nous, autour de l’histoire de la langue arabe et des fonctionnements de celle-ci à l’échelle de la diachronie.
S’agissant plus spécifiquement du lexique, il faut essayer, tout en sachant que les données actuellement disponibles sont encore perfectibles, de tracer un schéma général de ce que sont les premières attestations lexicales de l’arabe. Nos acquis permettent de poser des jalons qui peuvent tenir lieu de fondations préliminaires. La confection d’un dictionnaire historique requiert, en amont, une intervention soutenue de la part des historiens des textes et des philologues. Pour cette raison, rédiger, par exemple, un dictionnaire historique de l’arabe pour la période préislamique en prenant la poésie dite préislamique pour corpus de référence relèverait d’une gageure[4].
Les documents les plus anciens dont la datation fait l’objet d’un consensus sont les inscriptions lapidaires et les graffites qui, pour certains, ont été découverts et mis en relief depuis la fin du XIXe siècle et dont le déchiffrement et la compréhension ont fait beaucoup de progrès au bénéfice du développement, au XXe siècle, des recherches dans le domaine de l’épigraphie, de l’archéologie et de la philologie[5].
Inscription arabe préislamique du Ǧabal Usays (Syrie), 528-9 après JC.
L’inventaire du lexique arabe contenu dans les inscriptions anciennes qui remontent à l’Antiquité a débuté. Les données recueillies sont celles qui ont été publiées par les spécialistes car il n’appartient pas au lexicographe de les corriger ou de les modifier, sauf dans les cas où s’imposent un commentaire critique ou un ajout. L’objectif principal est de mettre en relief l’ancienneté de vocables connus et de fixer des limites temporelles à cette ancienneté, afin de fournir pour chacun des mots un repère chronologique auquel on se réfèrera désormais dans les études linguistiques sur l’histoire du vocabulaire arabe, aussi bien, le cas échéant, que dans les travaux purement historiques. Le classement chronologique des occurrences permet aussi des avancées décisives, en particulier dans le domaine de la sémantique. La mention de la localisation de ces occurrences, que l’on pourra croiser avec d’autres informations, sera également la source de comparaisons intéressantes.
Les toponymes et les anthroponymes ont leur place dans l’étude de l’histoire du lexique parce que les lexèmes qui sont à l’origine des noms propres sont d’abord des noms communs. Ce sont des mots qui ont un sens dans la langue et qui sont d’un usage courant.
LEXÈME[6] | GLOSE | DATE | SOURCE | RÉFÉRENCES |
’lh[7] | Dieu | f. IIIe–d. IIe s. av. JC. | QF[8], Qaysm | ROB INS[9], 548 |
Lh | [nom de la] divinité Al>lāh | f. Ier s. av. JC. | QF, ‛Iǧl | ROB INS, 549 |
‛ly | sur [à, vers[10]] | 528-529 ap. JC. | Ǧabal Usays | ROB GOR, 507 |
f | et, puis | f. IIIe–d. IIe s. av. JC. | QF, Ya‛mar | ROB INS, 548 |
f | et, puis | f. Ier s. av. JC. | QF, ‛Igl | ROB INS, 549 |
kull | tout | ca. 300 ap. JC. | Ramm | BEL TWO[11], 371 |
mḏqnt | oratoire | f. IIIe–d. IIe s. av. JC. | QF, Ya‛mar | ROB INS, 548 |
mlk | roi | 528-529 ap. JC. | Ǧabal Usays | ROB GOR, 507 |
mnṣb | pilier | f. IIIe–d. IIe s. av. JC. | QF, Qaysm | ROB INS, 548 |
mslḥh | garnison[12] | 528-529 ap. JC. | Ǧabal Usays | ROB GOR, 507 |
qbr | tombe | f. Ier s. av. JC. | QF, ‛Iǧl | ROB INS, 548 |
snt | année[13] | 528-529 ap. JC. | Ǧabal Usays | ROB GOR, 507 |
wld | enfant(s) | f. IIIe–d. IIe s. av. JC. | QF, Ya‛mar | ROB INS, 548 |
Les documents arabes immédiatement postérieurs[14], ceux qui datent des débuts de la période islamique, se rencontrent sur plusieurs types de supports. Au premier rang d’entre eux, pour leur ancienneté, pour leur quantité et pour leur valeur documentaire, les papyri[15]. Puis les premières monnaies arabo-musulmanes, d’autres inscriptions lapidaires ou monumentales, l’inscription en forme de mosaïque du Dôme du Rocher à Jérusalem (72 de l’Hégire), des ostraca, des parchemins… Ces parchemins sont des fragments coraniques[16].
Papyrus arabe, 22 H. (643)
Pour cette période, voici des indications concernant ce qui constitue, très ponctuellement, les premières attestations en arabe de quelques lexèmes ou syntagmes particuliers :
LEXÈME ou SYNTAGME | GLOSE | SOURCE |
qabr | « tombe » | Épitaphe gravée sur pierre d’église, Chypre, 22 H. |
qabr | « tombe » | Épitaphe, inscription écriture arabe coufique, Le Caire, 31 H. |
‛abd ’Allāh | « serviteur de Dieu (devenue par la suite un nom propre de personne) » | Inscription de Damm, Arabie, 58/677-678. |
raḥmān | « clément » | Inscription de Ḥaynat (Kerbala, Iraq), 64/684. |
amara | « ordonner » | Premier milliaire du calife omeyyade ‛Abd al-Malik, 65-86 H. |
ṭarīq | « chemin, route » | Second milliaire du calife omeyyade ‛Abd al-Malik, 65-86 H. |
laḥm | « viande » | Papyrus de Ḫirbet el-Mird, Palestine, première moitié du IIe s. de l’Hégire / début du VIIIe s. ap. JC. |
Dirham arabo-sassanide frappé à Bishâpûr en l’an 66 H. (686)
Le récolement des occurrences des lexèmes arabes attestés dans des sources dont l’authenticité historique est fiable, conduira à préciser l’histoire de l’orthographe arabe et celle des évolutions sémantiques. Il contribuera à clarifier des problèmes étymologiques et consolidera nos connaissances sur les usages parlés de l’arabe au cours de son histoire. Il fera prendre la mesure du hiatus existant entre les états de la langue telle qu’on l’observe dans les documents d’époque et la langue qui résulte de copies tardives[17]. Conçue de façon rigoureuse, la lexicographie historique de l’arabe fera office, pour l’étude de l’aire culturelle arabo-musulmane, d’une science auxiliaire susceptible d’offrir aux historiens des matériaux renouvelant une partie de l’historiographie.
Inscription en mosaïque du Dôme du Rocher à Jérusalem, 72 H. (692)
Françoise Quinsat
Université Charles de Gaulle - Lille 3
[1] Françoise Quinsat, « Le Coran et la lexicographie historique de l’arabe », in : Results of contemporary research on the Qur’ān, the question of a historico-critical text of the Qur’ān (WOCMES [Premier Congrès mondial des études sur le Moyen-Orient], Mayence, 08-13/09/2002), éd. Manfred Kropp (Univ. Mayence), Beyrouth, Orient-Institut der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, 2006, Beiruter Texte und Studien 100, p. 175-191 ; en particulier, les notes 14 et 15.
[2] Le Serment de Strasbourg (14 février 842) en ce qui concerne le français, par exemple.
[3] Les premières mesures conservatoires remontent à la collecte du Coran, à la recension des poésies anciennes, dites préislamiques, et au travail des lexicographes du VIIIe siècle.
[4] Le Dictionnaire historique de la langue scientifique arabe, sous la responsabilité d’Hélène Bellosta et la direction scientifique de Roshdi Rashed, paraîtra prochainement. Ce dictionnaire touche un domaine particulier de la terminologie, sans toutefois concerner l’époque la plus ancienne pour laquelle on possède des attestations de vocabulaire arabe parfaitement datées. Il se concentre, en effet, sur du vocabulaire technique et scientifique arabe des IXe-XVe siècles. Il repose sur un travail philologique approfondi qui est effectué par des spécialistes.
[5] Quelques occurrences de vocables arabes se trouvent également dans des papyri grecs d’époque préislamique. Les lexèmes concernés seront inclus dans le volet de l’inventaire lexical couvrant l’ensemble de cette période.
[6] Liste des abréviations typographiques : av. = avant ; ap. = après ; ca. = circa ; déb. = début ; dvt = devant ; f. = fin ; QF = Qaryat al-Fāw ; Qaysm = Qaysmanawt ; s. = siècle.
[7] La forme [al]L[ā]h, qui se trouve dans deux inscriptions trouvées à Qaryat al-Fāw, désigne l’une des divinités du panthéon arabe de l’époque (IIIe-Ier s. av. JC.). On ne doit pas la confondre avec le néologisme sémantique plus tardif ’Allāh, qui est le même mot arabe, mais qui désigne alors le dieu unique de la nouvelle religion née en Arabie à l’époque du prophète Mahomet.
[8] Les documents de Qaryat al-Fāw sont au nombre de trois. 1- l’inscription de Ya‛mar, fin IIIe-début IIe s. av. JC. environ. 2- l’inscription de Qaysmanawt, fin IIIe-début IIe s. av. JC. environ. 3- l’inscription de ‛Iǧl, fin du Ier s. av. JC. environ.
[9] ROB INS, Robin, Christian, « Les inscriptions de l’Arabie antique et les études arabes », Arabica, XLVIII, 2001, p. 507-577.
[10] On examinera cet exemple en contexte dans le texte de l’inscription qui figure, notamment, dans ROB GOR, Robin, Christian et Maria Gorea, « Un réexamen de l’inscription arabe préislamique du Ǧabal Usays (528-529 É. CHR.) », Arabica, 49, 4, 2002, p. 503-510. La valeur qu’a ici la préposition atteste d’un usage dialectal syrien toujours observable sur place actuellement (LAR ARA, Larcher, Pierre, « Arabe Préislamique – Arabe Coranique – Arabe Classique. Un continuum ? », dans : Die dunklen Anfänge ; neue Forschungen zur Entstehung und frühen Geschichte des Islam, dir. Karl-Heinz Ohlig, Gerd-R. Puin, Berlin, Schiler, 2005, p. 248-265.
[11] BEL TWO, Bellamy, James A., « Two Pre-islamic Arabic Inscriptions Revised : Jabal Ramm and Umm al-Jimāl », Journal of the American Oriental Society, 108, 1988, p. 369-378.
[12] LAR ARA, p. 251.
[13] LAR ARA, p. 251.
[14] Le plus ancien papyrus arabe date de 22/643, une inscription arabe au Kurdistan date également de 22/643, la plus ancienne inscription arabe d’Égypte date de 31/652 (Adolph Grohmann, Arabische Paläographie, II, Vienne, 1971, p. 71).
[15] Le fonds égyptien d’époque omeyyade est très important.
[16] François Déroche, Le livre manuscrit arabe : préludes à une histoire, Paris, BnF, 2004.
[17] Comme ce pourrait être le cas, par exemple, pour le célèbre Kalīla wa Dimna d’Ibn Al-Muqaffa‛ (m. 756) dont le plus ancien manuscrit connu date des années 1220 (Ibn Al-Muqaffa‛, Le livre de Kalila et Dimna, trad. André Miquel, Paris, Klincksieck, nouvelle éd., 1995, Introduction, p. VIII).