L'épigraphie funéraire de Samarcande et de sa périphérie, datant des XVe-XVIIIe siècles, livre de remarquables textes, riches en informations historiques extrêmement importantes et ils illustrent différents styles calligraphiques et motifs décoratifs. Ces inscriptions suscitent un grand intérêt parmi les spécialistes travaillant sur différents aspects de l'histoire et des processus historiques. La publication des kayrak funéraires de Samarcande (XIIe-XIVe siècles)1 et de l'épigraphie funéraire de la dynastie des Chaïbanides (XVIe siècle) avait été réalisée antérieurement. Il existe également un grand nombre d'études sur l'épigraphie de Samarcande. L'une de nos tâches a été d'entreprendre une étude complexe des monuments qui se détériorent par action des précipitations atmosphériques, des eaux souterraines et des végétaux. Grâce au soutien matériel et moral de la Fondation de Max van Berchem, le fameux mécène des recherches fondamentales sur l'histoire et la culture des valeurs islamiques, nous avons fait un premier pas vers la préparation des inscriptions de Samarcande et de sa périphérie pour le corpus des inscriptions de la graphie arabe de l'orientalisme mondial. Après l'approbation du projet par le Comité scientifique de la Fondation, nous avons entrepris les recherches en deux étapes. Les travaux préparatoires (collecte du matériel, numérotage, déchiffrement, lecture, classification des dalles, établissement des plans des localités) constituaient la première étape, et les analyses textologiques et paléographiques, la lecture, la traduction et la rédaction des textes des épitaphes groupées à travers les cimetières, numérotées d'après le nom de la localité et la disposition dans les lieux saints, la deuxième étape. La liste des cimetières et des complexes funéraires où se trouvaient les inscriptions tombales, a été établie.
Les pierres tombales des XVe-XVIIIe siècles, taillées dans différentes roches dans des ateliers spécialisés, étaient en forme de parallélépipèdes ou de coffres (parfois avec le haut en arc). Quant aux stèles, elles avaient une forme rectangulaire ou ogivale.
Fig. 1 : Les pierres tombales des sayyid de la famille Musaviyya de Samarcande (complexe architectural de Shah-i Zinda)
L'analyse paléographique des inscriptions des XVe-XVIIIe siècles montre que les calligraphes et les tailleurs locaux utilisaient différents styles d'écriture arabe, comme le sulsi, le sulsi-naskhi, le sulsi-kufi, le kufi-muwarraqa, le kufi ma'qali, le rayhani, le nasta'liq, le naskhi.
Les textes des épitaphes témoignent de la situation linguistique de la période étudiée de l'histoire de Samarcande, ainsi que du niveau d'instruction des auteurs des textes. Bien que le levier administratif appartînt aux groupes ethniques turciques, les écritures se faisaient en tadjik. Quant aux inscriptions sur les pierres tombales et sur les monuments architecturaux, on observe la prédominance de l'arabe, surtout quand il s'agissait de phrases, de formules coraniques et saintes. Les données anthroponymiques et chronologiques étaient transmises par un texte courant standardisé en arabe ou en arabe/tadjik mélangé. Le tadjik était généralement utilisé pour inscrire les élégies des grands poètes (Sa'di, ?afiz, Jami) sur les pierres tombales. L'influence du tadjik s'explique par l'existence de ce moyen de communication dans cette région depuis des siècles, comme la langue parlée des habitants de Samarcande, surtout parmi les intellectuels et la noblesse. Cette tendance est observée dans tous les monuments de l'épigraphie funéraire des XVe-XVIIIe siècles.
Fig. 2 : Shah-i Zinda : l'épitaphe de l'amir Haydar Muhammad ibn Sultan Ghadanfar (m. en 988/1580) de la lignée des sayyid Musaviyya, avec sa généalogie qui remonte à l'imam Musa al-KaZim.
Les inscriptions de Samarcande attachent une grande importance à l'établissement des liens parentaux des hautes classes, mettant en évidence le facteur généalogique qui exerçait une influence considérable dans la société médiévale. Nous citons ci-dessous les résultats préalables de notre recherche sous l'aspect de l'étude des grades religieux et civils, d'après les données de l'épigraphie funéraire de Samarcande et de sa périphérie.
Les sayyid
Les données de l'épigraphie funéraire montrent qu'aux XVe-XVIIIe siècles à Samarcande demeuraient les sayyid de la famille Musaviyya. D'après le témoignage des généalogies inscrites sur certaines pierres tombales de la nécropole Shah-i Zinda, les membres de cette famille sont les descendants d'Imam Musa al-Ka?im, fils d'Imam Ja'far ?adiq.
La généalogie présentée dans les épitaphes numérotées SHZ-3, 5, 6, 8, 14, 15, 22, III (25), VII (29)2 (les photographies montrent les pierres tombales de la famille) atteste que les Musaviyya de Samarcande sont les descendants directs de Qasim ibn Hamza ibn Imam Musa al-Ka?im, et le propriétaire de l'épitaphe SHZ-1 est l'héritier d'un autre fils de Hamza, Jamal ad-Din. On sait que Musa Ka?im avait 15 fils. Chronologiquement, les descendants des 18e-20e générations de Hamza ont vécu pendant la deuxième moitié des XVIe et XVIIe siècles. Sur l'épitaphe SHZ-3, son nom est précédé du terme imam.
Fig. 3 : Shah-i Zinda : l'épitaphe de Jamal ad-Din ibn amir Sultan Husayn, le sayyid Musaviyya.
Sur les épitaphes de Shah-i Zinda nous avons établi les noms des sayyid de la famille de Sayyid 'Ali 'Arifi ibn ?a?rat Imam Ja'far ?adiq : ce sont amir sayyid Abu Sa'id ibn amir sayyid Mahdi ibn amir sayyid Haydar (SHZ-I (23), m. ?), as-sayyid amir 'Abd al-Quddus ibn sayyid amir Baraka ( ?) (SHZ(IV)-A-1). Le père de ce dernier Sayyid Baraka (m. en 806/1403-1404), enterré dans le mausolée Gur-i Amir, était le maître spirituel d'Amir Timur. Le défaut de la pierre tombale ne permet pas de dater l'année de la mort d'amir 'Abd al-Quddus. Un autre fils d'amir Baraka, amir Shams ad-Din Haydar (m. en 877/1473) est enterré dans le complexe de Sultan Mir Haydar (Kasbi, la région de Qashqadarya). Il est évident que amir sayyid Abu Sa'id est le petit-fils d'amir Shams ad-Din Haydar.
Fig. 4 : Shah-i Zinda : l'épitaphe de sayyid 'Abd al-Quddus, mort à un âge précoce, fils de sayyid amir Baraka (m. en 806/1403-1404), qui était le maître spirituel de l'Amir Timur.
La généalogie des sayyid de Termez est présentée sur la stèle (Yz-13) de ?a?rat Mir Musa ibn Zayn al-'Abidiyn (m. ?) dans le mausolée de Yazdah Imam (quartier Zamini). Les sayyid de Yazdah Imam de Samarcande, les sayyid de Sultan Sadat de Termez, ainsi que ceux de Gumbaz-i Sayyidan de Kesh ont une ascendance commune. Les pierres tombales de ce mausolée (Yz-4, 5, 6, 14) appartiennent aux enfants de sayyid de Termez Mir Musa qui ont vécu à Samarcande aux XVe-XVIIe siècles.
Les titres administratifs et militaires
La présence des titres, des grades et des dénominations de la fonction des personnes enterrées sur les inscriptions, nous sert à établir les titres et grades des fonctionnaires du système administratif et militaire. Les titres administratifs sur les épitaphes de Samarcande peuvent compléter la terminologie administrative et militaire de l'histoire de l'Asie centrale et de l'Orient musulman des XVe-XVIIIe siècles. Nos recherches ont permis de restituer les titres dans les épitaphes de la nécropole de Shah-i Zinda, du mausolée d''Abd al-Rasul (rue Mehnat), des cimetières Qal'a-i Dabusiyya (district de Pakhtachi), Shagish (districts de Payariq et Ishtikhan), Kuktash ata (district de Chelak), Qarnab ata (district de Pakhtachi). Nous y citons les propriétaires de ces titres :
1) Shg-3 : Tursun Muhammad kukaldash ibn Ishim ataliq (m. en 1006/1597) ;
2) Shg-4 : Al-amir al-ahad Bayanda Muhammad ibn amir Ishim Abdi (?);
3) Byq-5 : Amir-i katta amir Jahanshah ibn amir Baydu (m. en 861/1457) ;
4) Kt-1 : Amir Qawchin ( ?) ;
5) Db-2 : Amir al-kabir-i a'zam amir Sultan-i Ahmad (XVIe siècle);
6) Qrn-10: Qurbanquli muhr aqasi (m. en 1135/1722);
7) SHZ(V)-A-1-1 : Ya'qub chuhra aqasi ibn Bulbulcha bi (m. en 1013/1604).
Parmi les pierres tombales étudiées, il y a celles qui appartenaient aux héritiers des fonctionnaires, des femmes pour la plupart des cas : Shg-7 - Dawlat khatun binti Khwaja Khusraw ibn Mangucha Khwaja Dihqan wa-l-Malik (XVe siècle) ; SHZ(VIII)-K-A - Sultan bika bint Yurt qurchi (m. en 952/1541) ; SHZ(VIII)-K-6 - Sa'adat Bikim bint amir-i a'zam Yahya atka : Byq-1 - Aga Aq binti Zuhd kukaltash (XVe siècle).
Fig. 5 : Shah-i Zinda : l'épitaphe de Shah Zada Bikim bint ?a?rat Mir Musa ibn Zayn al-'Abidiyn (m. en 986/1578), dame de la lignée des sayyid de Termez
Tursun Muhammad kukaldash ibn Ishim ataliq, une personne proche du souverain, était chargé de l'acquisition des informations secrètes. Il a vécu sous le règne d''Abdulla khan II. Son père Ishim ataliq était le haut fonctionnaire, « le conseiller général et l'émissaire pour les questions militaires et administratives dans la cour des Chaïbanides ».
Ici sont également enterrés al-amir al-ahad Bayanda Muhammad ibn amir Ishim Abdi (XVe siècle ?) et Dawlat khatun (m. au XVe siècle), la fille de Khwaja Khusraw ibn Mangucha Khwaja Dihqan wa-l-Malik. Bayanda Muhammad et son père étaient les amir, c'est-à-dire les meneurs des tribus turciques et, en cas de guerre, ils mettaient les troupes à la disposition du souverain. Les termes dihqan et malik appartenant au grand-père de Dawlat khatun, désignent l'ancienne famille des gouverneurs de petites propriétés et, bien évidemment, Mangucha Khwaja s'est réservé ces titres.
Nous allons examiner les autres termes tirés des épitaphes. Le titre honorifique amir-i kabir a la même signification que amir-i katta, c'est-à-dire, « grand souverain ». Le mot tchaghatay katta signifie grand. Les personnes portant les titres muhr aqasi et chuhra aqasi occupaient des postes importants dans la fonction publique, mais inférieurs à ataliq et kukaldash. Chuhra aqasi exerçait la fonction de surveillant des palefreniers, et muhr aqasi gardait le sceau. Ya'qub chuhra aqasi ibn Bulbulcha bi exerçait cette fonction à Samarcande sous le règne des Chaïbanides. Qurbanquli était muhr aqasi à l'époque des Achtarkhanides, dans la région de Miankal. Le terme atka a le même sens que ataliq, et qurchi désignait l'écuyer, ainsi que le responsable des équipements militaires et des munitions de guerre.
Fig. 6 : Shah-i Zinda : surface de la dalle funéraire de Zakhra Bibi banu bint Husayn Khwaja 'Ibadullah (m. en 835/1433). Sur la dalle figure, en relief et en coufique carré, six fois le nom du Prophète Muhammad ; dans la bordure, l'eulogie en langue Tadjik.
Nouvelles données sur l'histoire du soufisme
L'épigraphie funéraire de la ville de Samarcande et de sa périphérie contient des données précieuses sur l'histoire du soufisme. L'ordre soufi Yasawiyya n'est pas suffisamment étudié du point de vue du matériel épigraphique. Cet ordre était répandu sur le territoire de Miankal.
Les inscriptions funéraires de 'Alim shaykh (Aylawat), Darwish shaykh (village Chal Mu'in), Pirim shaykh, Yakkan shaykh, Mu'min shaykh, Qasim shaykh et Qarnab ata nous renseignent sur la diffusion dans ces territoires de la Yasawiyya et de l'existence des centres principaux et secondaires de cet ordre. L'étude des épitaphes nous a permis de préciser la chronologie de l'existence de la Yasawiyya dans les grands villages des districts actuels de Tchelak, Payariq, Aqdarya, Djambay et Paxtachi. On a également pu établir les généalogies et les liens de parenté des shaykh. Jusqu'à présent les historiens restaient partagés sur la question des liens de parenté des dirigeants de l'ordre yasawi à Samarcande. On croyait que 'Alim shaykh, Pirim shaykh, Yakan shaykh et Mu'min shaykh étaient des frères consanguins ou qu'ils avaient une descendance commune. La généalogie présentée dans la stèle de 'Alim shaykh montre que Muhammad Mu'min shaykh est son père, et Darwish shaykh son grand-père. D'après les inscriptions funéraires de Darwish shaykh, nous avons appris qu'il ne s'agit pas du même précepteur. Selon une épitaphe, Darwish ibn 'Abd al-Khaliq khwaja (m. en 1126/1714) est le descendant en ligne directe du fameux Bakhshayish 'azizan, l'un des disciples de Khwaja Khudaydad. Il est probable qu'il existe dans ce cimetière le tombeau du fondateur de la lignée : Bakhshayish 'azizan.
On peut supposer qu'à la deuxième moitié du XVIIIe siècle (l'époque de la dynastie des Manghites), l'un des centres de la Yasawiyya était Qarnab ata, non loin du désert Qarnab. Au nord-ouest du cimetière de ce village, il y a un dakhma (3,37 x 3,37 m, et 95 cm de hauteur) construit en briques rectangulaires (85 x 95). Au milieu de ce dakhma, se trouve une stèle en granit gris (120 x 60-62 x 5 cm). Au nord du dakhma, il y a une autre stèle en marbre blanc (73 x 18 x 14 cm). Dans ce cimetière, nous avons répertorié 14 pierres tombales parmi lesquelles les stèles Qrn-13 et Qrn-14 qui donnent plus d'informations. Dans le dakhma avec la stèle Qrn-13 est enterré Taj ad-Din Khwaja ibn Shadman Khwaja ibn Khwaja 'Abd al-Qadir 'azizan (m. en 1223/1803). On peut supposer que, comme son père et son grand-père, il dirigeait l'ordre yasawi. Pour restituer sa personnalité, ainsi que celles de ses ancêtres et ses descendants, il est nécessaire d'étudier des sources complémentaires. Les termes de ata et 'azizan, comme les importants éléments anthroponymiques, confirment l'existence de la Yasawiyya à Qarnab.
Ainsi, les informations historiques contenues dans les inscriptions funéraires de la région et de la ville de Samarcande complètent l'histoire de la vie sociale et religieuse, du système politique et administratif, des ordres soufis de l'époque en question. L'étude et la publication de ces sources complexes permettent de résoudre beaucoup de questions liées à l'histoire de l'Asie centrale. L'épigraphie funéraire donne des renseignements sur la généalogie, précise les dates de la vie et le lieu d'enterrement des notables et des religieux marquants. La publication de ces matériaux permet aux chercheurs de résoudre beaucoup de problèmes liés à l'histoire de l'Asie centrale des XVe-XVIIIe siècles.
Bobir Aminov