EPIGRAPHIE, CALLIGRAPHIE, CODICOLOGIE, LITTERATURE / EPIGRAPHY, CALLIGRAPHY, CODICOLOGY, LITERATURE
AOUAD Maroun

Quarante-cinq bibliothèques libanaises possèderaient un fonds manuscrit, selon l’article « Lebanon » de Yusuf K. Khoury et de G.J. Roper paru dans Geoffrey Roper (General Editor), World Survey of Islamic Manuscripts, 4 vol., London, 1992-1994, vol. II, p. 183-213. Mais ce bilan dépend d’informations antérieures à la guerre civile de 1975-1990 et l’on pouvait craindre la disparition d’une bonne partie de ces fonds. Une enquête exploratoire a néanmoins montré que les manuscrits ont été en général préservés. Bien que les bibliothèques dépendent, dans leur majorité, d’institutions chrétiennes, il est apparu qu’à côté de nombreux textes religieux, elles possèdent aussi des manuscrits littéraires, philosophiques et même scientifiques. Les textes philosophiques sont souvent passés complètement inaperçus ou, s’ils sont décrits dans les catalogues existants, ils le sont habituellement d’une manière si sommaire qu’il n’est pas possible d’évaluer leur intérêt et même parfois de les identifier. D’où le projet des « Manuscrits de philosophie en langue arabe dans les bibliothèques du Liban : description, évaluation, éditions critiques et traduction d’œuvres emblématiques (MPAL) ». Cette entreprise, parrainée par la Fondation van Berchem, l’Université Saint-Joseph, le réseau européen d’excellence Ramsès 2 et l’Institut français du Proche-Orient, est co-dirigée par Maroun Aouad (CNRS) et Emma Gannagé (Université Saint-Joseph) assistés par Hamidé Fadlallah pour la saisie informatique, la collecte des microfilms de manuscrits et une première collation de ceux-ci. Philippe Roisse s’est surtout chargé de la description codicologique des manuscrits. Notre intention étant aussi de former des jeunes chercheurs, Ziad Bou Akl, Eliane Saadé et Sophie Glutz ont participé occasionnellement à nos travaux.

La description des manuscrits

Il s’agit premièrement d’œuvres philosophiques, c’est-à-dire de textes qui ne se limitent pas à un domaine scientifique particulier, qui se fondent sur des prémisses et une argumentation rationnelles et qui donc n’ont pas pour point de départ le donné révélé, et deuxièmement de gnomologies qui citent souvent des philosophes (Aristote, Platon, Galien, al-Fârâbî, Ibn Sînâ, etc.). Sont bien évidemment concernés les auteurs de langue arabe du moyen âge, mais aussi les textes postérieurs.
Les rubriques des fiches descriptives ont été longuement discutées par les membres de l’équipe. Elles doivent fournir un maximum d’informations aussi bien sur la matérialité du manuscrit que sur son contenu. Le lecteur du catalogue pourra ainsi se faire une idée exacte du texte décrit et souvent inconnu ou méconnu. Par exemple, en consultant les différents index du Harissa BSP 186, n°3, le lecteur pourra constater l’ampleur des sources arabes et non arabes de Le Traité ingénieux sur les principes de la logique de Joachim Mutrân (1696-1772) : al-Abharî ; l’Isagogè d’al-Abharî ; Abel ; Adam ; le traité de grammaire d’Ibn Ajurrûm ; Saint Ambroise ; les logiciens arabes (comparés aux logiciens de la tradition scolastique latine) ; Aristote ; La Métaphysique d’Aristote ; Avicenne ; Bal‘âm ; Saint Basile ; les Byzantins ; Caïn ; le Christ ; Marcus Tullius Ciceron ; Les Tusculanes de Ciceron ; David ; Le jésuite Luis de la Puente (1554-1624) ; l’Eucharistie ; Flavius Josèphe ; Galien ; les grammairiens arabes ; Saint Jean Chrysostome ; Saint Jean Damascène ; Saint Jérôme ; la Vierge Marie ; Moïse ; le commentaire à l’Isagogè par Joachim Mutrân ; Le Livre de l’Exposition en langage clair devant servir à l’explication des principes de logique de Joachim Mutrân ; Origène ; Saint Paul ; les péripatéticiens ; Saint Pierre ; Platon ; Porphyre ; Pythagore ; les Sages de la Grèce [antique]; Le Saint-Esprit ; les Saintes Ecritures; Salomon ; Tertulien ; L’Explication des principes de logique selon l’Épître d’al-Abharî de ‘Abdallâh Zâkhir et Joachim Mutrân.

Un réseau de logiciens chrétiens à Alep et au Mont-Liban

Priorité est donnée, dans l’établissement de nos fiches, aux œuvres philosophiques des auteurs chrétiens des XVIIe et XVIIIe s, et cela pour trois raisons : elles ont été négligées ; elles sont très représentées dans les fonds libanais ; elles ont un intérêt doctrinal et historique certain. On se contentera ici de quelques indications sur l’identité des auteurs en question. Il y a d’abord un réseau de clercs que l’on peut faire remonter au prêtre catholique maronite originaire du Liban ayant professé à Alep, Butrus al-Tûlâwî (1657-1746), et au musulman d’Alep Sulaymân al-Nahwî. Parmi les disciples de ces deux maîtres, on compte le melkite uniate ‘Abdallâh Zâkhir (1684-1748), le maronite Germânus Farhât (1670-1732), l’arménien Mekerdîg (= Jean Baptiste) al-Kasîh (fl. 1690 ; m. milieu XVIIIe s.) et parmi les disciples des disciples, le melkite Joachim Mutrân. Ces clercs, bien que de confessions différentes, semblent avoir été animés par un projet commun : mettre à la disposition de leurs communautés chrétiennes des ouvrages, rédigés en langue arabe, rassemblant le savoir littéraire, théologique historiographique et philosophique (surtout logique), et cela en prenant en considération aussi bien la tradition scolastique occidentale que la tradition arabe.
Si Butrus al-Tûlâwî a fait ses études au Collège maronite de Rome, ses épigones ont reçu l’essentiel de leur formation en Syrie et au Liban. Ce n’est pas le cas d’autres auteurs chrétiens de la même période dont l’œuvre philosophique est aussi fortement attestée dans les monastères du Liban, tels Joseph Simonius Assemani (1687-1768), le célèbre custode de la Vaticane, et Sim‘ân Sabbâgh (1726- ?), tous les deux formés à Rome. Les rapports entre ce réseau et le précédent seront sans doute clarifiés au cours des prochaines étapes de notre entreprise.

La Bibliothèque Saint-Paul de Harissa

La description des manuscrits se déroule bibliothèque par bibliothèque et doit être publiée progressivement par les Mélanges de l’Université Saint-Joseph. Nous avons choisi de commencer par un fonds peu connu et peu abondant, mais assez représentatif, celui de la Bibliothèque Saint Paul de Harissa, où nous avons été excellemment accueillis par les Révérends Pères Paulistes melkites. Cette bibliothèque possède quinze manuscrits qui ont un rapport avec la philosophie en langue arabe.
Six d’entre eux sont décrits dans un article de 150 pages sous presse : Maroun Aouad, Philippe Roisse, Emma Gannagé, Hamidé Fadlallah, « Les manuscrits de philosophie en langue arabe se trouvant dans les bibliothèques du Liban. Bibliothèque Saint-Paul de Harissa (1ère partie) », Mélanges de l’Université Saint-Joseph, 61 (2008). Il devra servir de modèle aux travaux de description future, qui de ce fait seront plus rapides. Les six manuscrits décrits contiennent seize textes philosophiques. 1) Des œuvres du premier réseau de philosophes chrétiens des XVIIe-VXIIIe s. signalé plus haut : des traités de logique (‘Abdallâh Zâkhir et Joachim Mutrân, L’Explication des principes de logique selon l’Épître d’al-Abharî; Joachim Mutrân, Le Traité ingénieux sur les principes de la logique, deux copies) et une gnomologie partiellement philosophique de Mekerdîg al-Kasîh. 2) Le Livre de la Logique de Joseph Simonius Assemani. 3) Des œuvres appartenant à la tradition musulmane de l’Isagogè d’al-Abharî : cette Isagogè elle-même en deux copies, un commentaire de celle-ci par Husâm al-Dîn Hasan al-Kâtî (m. 760 / 1359) en deux copies aussi et deux scholies marginales, dont l’une en deux copies. 4) Deux opuscules de logique rédigées par al-Igî, célèbre mutakallim (théologien dialectique) : La Question de l’épître sur l’Institution [des mots] et La Question des Règles de conduite à observer dans la recherche [dialectique]. 5) Un poème didactique de logique d’al-Sugâ‘î, La Question des Catégories. 6) Une gnomologie partiellement philosophique qui ne semble pas avoir été composée en milieu chrétien.
En étroit rapport avec ce travail très fouillé de catalogage, des conférences et des séminaires de formation ont été proposées. Ainsi, Philippe Roisse a animé un atelier de travail intitulé «Introduction à la codicologie et au catalogage des manuscrits arabes» à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth du 14 mai au 1er juin 2007. Un panel sur le rôle des melkites dans la philosophie de langue arabe a été organisé pour le Colloque international « La production littéraire des Melkites », que le CEDRAC et l’OIB ont tenu à Sayyidat al-Bîr au Liban du 24 au 26 janvier 2008. Les communications étaient les suivantes : Hamidé Fadlallah, « Une école de logiciens melkites avicennisants des XVIIe et XVIIIe siècles : présentation générale » ; Maroun Aouad, « L’Explication des principes de la logique selon l’Épître d’al-Abharî de ‘Abdallâh Zâkhir (1684-1748) » ; Sophie Glutz von Blotzheim, « Le Traité ingénieux sur les principes de logique de Joachim Mutrân (1696-1766) » ; Philippe Roisse, « Caractéristiques codicologiques d’un échantillon de manuscrits melkites des XVIIIe-XIXe siècles ».

Le traité de logique de ‘Abdallâh Zâkhir

Outre le travail de description des manuscrits, le MPAL s’est donné pour objectif d’assurer l’édition critique, la traduction et le commentaire des plus emblématiques des ouvrages inédits que nous repérons.
L’équipe « Philosophie arabe : innovations, héritages grec et syriaque, postérité latine » du Centre Jean Pépin du CNRS, à laquelle appartiennent plusieurs participants au MPAL, a choisi de travailler sur le traité de logique de ‘Abdallâh Zâkhir.

 

Traité de logique de Zakhir Arbre de Porphyre

Illustration I : Traité de logique de Zâkhir : Arbre de Porphyre. Harissa BSP 186.
Photo ©Ferran Quevedo


Fils d’un joailler d’Alep, ce diacre de l’ordre des Choueirites a toujours refusé les honneurs de la prêtrise. Ayant rallié les melkites qui ont rejeté au XVIIIe s. le grand shisme d’Orient pour se réclamer du magistère romain, ‘Abdallâh Zâkhir s’est rendu célèbre par ses écrits polémiques contre les grecs-orthodoxes, ses échanges intellectuels intenses avec d’autres lettrés et surtout sa fabrication de la première imprimerie en caractères arabes au Liban. Pourtant, il est aussi l’auteur d’un commentaire, interrompu par sa mort et achevé par son disciple Joachim Mutrân, de l’Isagogè d’al-Abharî (m. 663 H / 1265 AD). Ce dernier manuel, extrêmement utilisé dans les écoles musulmanes, expose les rudiments de l’ensemble de la logique du philosophe de tradition aristotélicienne, Avicenne (370-428 / 980-1037). Mais alors que l’Isagogè d’al-Abharî occupe environ six folios dans Harissa BSP 184, L’Explication des principes de logique selon l’Épître d’al-Abharî de ‘Abdallâh Zâkhir s’étend sur environ 51 folios dans Harissa BSP 186. Dans ce commentaire extrêmement intéressant pour sa clarté et sa finesse, ‘Abdallâh Zâkhir montre sa grande connaissance des œuvres de logique de la tradition de langue arabe, se servant notamment du commentaire du musulman al-Fanârî (m. 834 / 1431), Al-Fawâ’id al-fanâriyya.
Dès les premières lignes de son traité, Zâkhir manifeste son souci de promouvoir les droits de la raison :

Nous t’adressons les plus grandes louanges, Ô Toi qui a élevé l’homme par le langage rationnel pour qu’il saisisse les choses ignorées dans l’ordre de la représentation et qui l’a soutenu par la science de l’argument et de la démonstration pour qu’il établisse les conclusions de ce qui est su dans l’ordre de l’assentiment. Cette science nous préserve du bavardage et des déviations dans les choses universelles et particulières et fait de la proposition concernant notre espérance d’obtenir le bonheur céleste qui relève de Toi une des propositions affirmatives certaines et non une des propositions négatives ou illusoires [...] J’ai appelé ce commentaire L’Explication des principes de la logique selon l’Épître d’al-Abharī implorant Dieu qu’Il en fasse, en accord avec la fin de cette science, un garant de ce que les actes intellectuels ne trébuchent pas et un lien avec la connaissance de la vérité et des meilleures actions.

 

Traité de logique de Zakhir

Illustration II : Traité de logique de Zâkhir : texte commenté en rouge, commentaire en noir. Harissa BSP 186.
Photo ©Ferran Quevedo

 

Un peu plus loin, il justifie la structure de son traité, qui commençant par un examen du signe et des mots, se poursuit par l’étude des cinq universaux (genre, espèce, différence spécifique, accident et propre), des définitions, des propositions et des arguments (essentiellement les syllogismes).
D’autres textes sont aussi l’objet de travaux. Ainsi, Sophie Glutz von Blotzheim a soutenu, en 2007, à l’Université de Genève un mémoire de licence intitulé : « Joachim Mutrân, Al-Sahîfa al-‘abqariyya fî al-usûl al-mantiqiyya (Le Traité ingénieux sur les principes de logique), édition, traduction et étude critique de la préface et des deux introductions ».

Une somme philosophico-scientifique à Antioche

L’édition et la traduction d’un texte médiéval est également en cours : le chapitre 66 du Grand livre de l’utilité d’al-Antâkî, dont trois manuscrits se trouvent à la bibliothèque Orientale de l’Université Saint-Joseph. Le diacre melkite Abû al-Fath ‘Abdallâh b. al-Fadl b. ‘Abdallâh al-Mutrân al-Antâkî a vécu vers 1152 à Antioche, à une époque où cette ville était de nouveau sous domination byzantine. Son Grand livre de l’utilité est une compilation théologico-philosophique dont le but était d’assurer une bonne culture générale à ses coreligionnaires. Or, j’ai découvert que, pour exposer les «avantages des sciences», sa source n’était pas grecque ou byzantine, mais arabe : son chapitre 66 est en fait une paraphrase quasi littérale du Livre du Recensement des sciences, importante somme philosophico-scientifique d’al-Fârâbî (m. 339 / 950). L’intérêt de ce chapitre 66 est triple : il nous révèle, par les choix et les suppressions qu’il opère dans le texte de cet auteur, les positions méthodologiques et doctrinales d’al-Antâkî; il peut servir à une nouvelle édition critique de Ihsâ’ al-‘Ulûm, car il est plus ancien que les manuscrits de la tradition directe de cet ouvrage et surtout il nous informe sur la rapide diffusion en milieu chrétien et byzantin de l’œuvre du Second Maître. Contrairement à ce que laissait entendre récemment un ouvrage qui a fait grand bruit (Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel, les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, 2008, p. 105), l’Antioche du XIIe siècle regarde du côté des philosophes arabes quand il s’agit de s’informer sur les sciences profanes plutôt que du côté de son patrimoine grec.

Maroun Aouad