EPIGRAPHIE, CALLIGRAPHIE, CODICOLOGIE, LITTERATURE / EPIGRAPHY, CALLIGRAPHY, CODICOLOGY, LITERATURE
IMBERT Frédéric

En juillet 2000 s'est tenue la première campagne de prospections épigraphiques en Jordanie centrale, financée par la Fondation Max van Berchem. Cette campagne était dirigée par F. Imbert, Maître de Conférences en épigraphie arabe à l'Université de Provence (France). Entre 1987 et 1993, des prospections épigraphiques avaient déjà été menées dans le nord du pays ; la mission épigraphique de la Fondation se donnait pour but d'étendre ces prospections au centre et au sud de la Jordanie. Le Département des Antiquités de Jordanie s'est montré favorable à ce projet dans la mesure où celui-ci s'inscrivait dans la continuité de recherches déjà avancée en ce domaine. De surcroît, le Département des Antiquités s'est dit prêt à collaborer au projet de Corpus des inscriptions arabes de Jordanie, ouvrage indispensable qui rassemblerait l'ensemble des inscriptions arabes déjà connues ou récemment découvertes. A l'instar des pays limitrophes dont les corpus sont publiés ou en cours de constitution, la Jordanie se doit de posséder son propre corpus. La terre de Jordanie qui vit passer les premiers conquérants de l'Islam il y a quatorze siècles, qui fut choisie par les Umayyades pour bâtir leurs palais, cette même terre qui vit s'élever les citadelles des Ayyoubides puis des Mamelouks, possède un patrimoine épigraphique hors du commun. Une mission d'épigraphie arabe se devait de l'étudier.

 

detail d un texte de construction

F. Imbert : détail d'un texte de construction daté de 724 de l'hégire sur la façade du Mazâr de Mu'ta

 

Le projet de prospection se développe selon deux axes : l'un nord-sud englobe la région montagneuse qui s'étend depuis le Wadi Mûjib (sud d'Amman) jusqu'au golfe d'Aqaba. Le second axe ouest-est prend pour point de départ le Wadi 'Araba (sud de la mer Morte) et s'étend vers la steppe de la Bâdiyat al-Shâm jusqu'à la frontière saoudienne. La campagne 2000 a choisi de concentrer ses efforts sur l'axe nord-sud.

Préalablement au travail de terrain proprement dit nous avons entrepris de relever quelques inscriptions se trouvant dans les musées d'Amman et provenant de la région centre. C'est ainsi que nous avons retrouvé au musée islamique de la mosquée Abd Allah et au musée de l'université de Jordanie plusieurs inscriptions funéraires des alentours de Kérak.

La ville de Kérak (120 km. au sud de la capitale) et ses environs a été notre premier pôle de prospection. Sa citadelle « la plus imposante d'outre-Jourdain » selon M. van Berchem lui-même, fut bâtie par les Croisés puis reprise par les Ayyoubides en 1188. Le nombre d'inscriptions que l'on y trouve est étonnamment faible : hormis les inscriptions monumentales en champlevé déjà publiées dans le Répertoire Chronologique d'Épigraphie Arabe (année 624 et 782 h.) seul un texte en naskhî mamelouk monumental semble provenir de la citadelle. Par contre, plusieurs pierres tombales récemment découvertes près de Kérak ont été entreposées dans le musée de la citadelle. Les prospections aux alentours nous ont mené au camp romain d'al-Lajjûn où nous avons relevé, sur les montants de la porte ouest, plusieurs graffiti en écriture coufique et une mention de passage d'époque mamelouke.

 

graffito coufique

F. Imbert : graffito coufique daté de 291 H. sur un rocher de basalte dans le Wâdi Ram (sud de la Jordanie)

 

Nos prospections se sont particulièrement concentrées sur le site de Mazâr Mu'ta : à 15 km au sud de Kérak, près du lieu présumé de la bataille de l'année 8/629, se dresse actuellement un vaste sanctuaire religieux. On y vient se recueillir sur les tombes des compagnons du prophète Mahomet tombés à la bataille. Derrière les tombeaux, dans un bâtiment ancien servant de musée, se trouve présenté un lot très intéressant de quatorze inscriptions arabes qui se répartissent de la manière suivante : 4 stèles funéraires (3 à tête cintrée et l'une plus ancienne mentionnant le nom de Zayd b. Alî b. Abû Tâlib) ; 3 grandes plaques de marbre d'époque fatimide gravées de coufique (au recto et au verso). Elles devaient orner, anciennement, le tombeau du cousin du prophète dans le mazâr. On lit en effet sur l'une des plaques : "Ceci est la tombe de Ja'far b. Abû Tâlib, celui que Dieu a pourvu de deux ailes", allusion à son martyr durant la bataille de Mu'ta. Il faut ajouter plusieurs textes de construction et de restauration (3 ou 4) dont deux sont en fort mauvais état. L'un, daté de 727/1237 est enchâssé sur le mur extérieur du bâtiment, au-dessus de la porte. Ils attestent de diverses phases de remaniements architecturaux et témoignent de la vivacité de ce lieu de visites pieuses déjà mentionné par le géographe al-Muqaddasî vers 985. Dans un local proche se trouvent également 4 gros blocs portant dans leur partie centrale un bandeau épigraphique en naskhî mamelouk en relief constitué d'invocations en faveur du prophète. Ils devaient orner un bâtiment dont l'origine est inconnue.

En descendant notre axe de prospection vers le sud nous nous sommes arrêtés à Hammâm 'Afra (les sources chaudes de 'Afra). Dans une grotte surplombant la vallée, sur une voûte décorée de peintures byzantines, un graffito abbasside a été relevé. Plus au sud encore, tout près de la citadelle de Shawbak, notre attention a été attirée par un petit sanctuaire à coupole, assez ruiné. La population locale donne à ce lieu le nom de mazâr Sîdî Abû Sulaymân. La construction semble dater des Ayyoubides. Cinq inscriptions sont encore lisibles : 2 à l'intérieur, près du mihrâb, sur des blocs décorés, et 3 plus importantes à l'extérieur : il s'agit d'un texte de restauration daté de 666/1267 et d'une tombe à cénotaphe portant deux textes épigraphiques. La tombe semble être celle du prince Nâsir al-dîn Muhammad, fils du gouverneur de Shawbak.

 

Fac simile

Fac-similé de l'inscription sur une plaque de marbre, mentionnant le nom de Ja'far b. Abû Tâlib, compagnon du prophète Muhammad (Mazâr Mu'ta, Jordanie)

 

Enfin, notre dernière phase de prospection, la plus méridionale, s'est tenue dans le Wadi Ram, 90 km au nord d'Aqaba. Au sein de cet espace démesuré fait de sable et de montagnes, nous avons relevé environ 35 graffiti arabes datables des deux premiers siècles de l'Hégire. Dans de pénibles conditions, dues à la chaleur estivale et aux difficultés de se déplacer dans ce désert, nous avons concentré l'activité épigraphique sur trois sites : Umm al-Bârid (6 graffiti), Hudayb al-Rîh (1 graffito daté de 291 h.) et al-Murawwah (28 graffiti dont un daté de 130 h). La présence de ces graffiti nous avait été signalée par S. Fares-Drapeau (IFAPO - Amman). Les parois rocheuses couvertes d'écriture arabe nous rappellent que ces lieux désertiques furent abondamment fréquentés au début de la période islamique ; parallèlement à la route du pèlerinage existait un réseau de pistes très dense. C'est sans doute à l'occasion de haltes que les voyageurs anonymes laissèrent des traces de leur passage sous la forme d'invocations religieuses adressées à Dieu en leur propre faveur ou en celle de leurs proches ou du prophète Mahomet.

Au total, la mission épigraphique financée par la Fondation van Berchem aura relevé 65 inscriptions arabes. 70% de ces textes sont inédits. Quant à ceux qui avaient déjà fait l'objet d'une publication, un fac-similé et une photographie seront systématiquement donnés. Du point de vue des périodisations historiques, les textes que nous avons réunis dans la région montagneuse de Kérak à Shawbak appartiennent majoritairement aux époques ayyoubide et mamelouke. Il ne sont que le reflet de l'intense activité militaire et religieuse qui régna à ces périodes dans le centre et le nord de la Jordanie. Les régions désertiques, quant à elles, abritent les inscriptions les plus archaïques, comme cela est le cas dans le nord ; ces textes sont datables de l'époque umayyade et du début de l'époque abbasside.

L'étude de l'ensemble de ces documents (en cours) jettera de nouvelles lumières sur l'histoire de la Jordanie arabo-musulmane. Toutefois, il faut savoir que de nombreux sites restent à prospecter : Shawbak, Pétra, Jabal Harûn, Ma'ân, etc. Les résultats encourageants de cette mission 2000 montrent combien il est important de poursuivre les prospections. Max van Berchem, l'épigraphiste, en avait été l'instigateur à l'échelle du Proche-Orient. Il nous a appris que les corpus sont des ?uvres au long terme.

FREDERIC IMBERT
UNIVERSITE DE PROVENCE
(FRANCE)