La majorité des Morisques, autrement dit les musulmans restés dans la Péninsule ibérique après la Reconquista, ne connaissaient pas l’arabe et utilisaient des traductions du Coran en espagnol pour accéder au texte sacré. A l’heure actuelle, nous connaissons 70 manuscrits morisques qui contiennent des passages plus ou moins longs du Coran. Une traduction complète que nous pourrions reconstituer en additionnant ces différents passages a-t-elle existé ? Cela ne semble pas être le cas puisque certaines sourates ou portions de sourates n’apparaissent nulle part. Il est plus vraisemblable qu’il y a eu une sélection opérée par les responsables des communautés morisques de versets et sourates en fonction de l’utilisation qu’ils souhaitent en faire, sans qu’ait jamais vu le jour un « Coran morisque ».
En Espagne, un effort de traduction du Coran s’est également poursuivi dans un contexte chrétien, depuis l’entreprise de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, jusqu’à celle de Juan Andrés, au début du XVIe siècle. Il n’est pour le moment pas possible de savoir si ces traductions ont influencé celles dont les auteurs étaient des Morisques et dont on connaît 26 exemples en « romance ».1 Vingt-quatre d’entre eux sont dans des manuscrits en caractères arabes et seulement deux, Tolède, BP 235 et Paris, BNF Arabe 447, sont en écriture latine. Pour les spécialistes d’aljamiado, les Morisques ont employé l’alphabet arabe en Espagne presque jusqu’à l’époque de leur expulsion alors que les manuscrits copiés en exil le sont en caractères latins pour des raisons d’identité culturelle associée à chaque alphabet. Les deux manuscrits dont il sera question ici, Arabe 447 et Florence, BN II-iv-701, transcrits respectivement en 1569 et 1612 et tous deux à Salonique, la moderne Thessalonique, ne se conforment pas à cette théorie généralement admise.
D’après le colophon d’Arabe 447, la copie a été achevée à Salonique par Ibrahim Izquierdo le 17 sawwâl 976 (4 avril 1569). Chaque page de format in quarto présente cinq lignes d’un texte arabe parfois fautif sous chacune desquelles figure une ligne dans un « romance » très soigné, avec un vocabulaire qui présente moins d’arabismes et d’archaïsmes que les autres textes aljamiados ; les caractères latins sont très élégants, en comparaison des autres manuscrits, mais cèdent systématiquement la place à l’arabe pour écrire le nom divin, Allâh.
1 Nous appelons “romance” et non espagnol la variante linguistique du castillan employée par les Morisques et fortement marquée par des traits aragonisants, arabisants et archaïques, tant du point de vue du lexique que de la morphologie et de la syntaxe.
La copie date de 1569, soit 40 ans avant l’expulsion. Que faisait à Salonique cet Ibrahim Izquierdo qui non seulement transcrivait un coran en parfait castillan et en caractères latins l’année même de la révolte des Alpujarras, mais en outre était lui-même le traducteur, comme le remarque López-Morillas?2 Cette ville fut la destination des Morisques expulsés et un manuscrit de la BNF, Arabe 774, contient des instructions pour s’y rendre. Quant à Izquierdo, López-Morillas estime qu’il s’était engagé dans cette entreprise pour son usage personnel. Il me paraît que certains faits s’opposent à cette explication, car le manuscrit présente des caractéristiques qui révèlent des connaissances en matière de livre impliquant un investissement pécuniaire. Certes, les couleurs ne sont employées ni pour les titres des sourates ou les divisions des versets –absents les uns et les autres, ni pour la vocalisation traditionnellement en rouge. Mais la copie est composée de cahiers constitués du même papier, très soigneusement apprêté, avec les mêmes filigranes et contremarque du début à la fin, et employé avec prodigalité : la page a en effet été soigneusement préparée, avec de larges marges et un espace interlinéaire important. Tout cela me conduit à douter d’une copie pour le seul usage personnel.
Par ailleurs, la traduction s’écarte des modèles morisques connus : les habituels arabismes et archaïsmes de la littérature aljamiada en sont absents, l’original arabe y est assez proche, notamment parce qu’y manquent toutes les explications ou commentaires qui sont habituellement la règle.
2 C. López Morillas, « The Genealogy of Spanish Qur’ān », Journal of Islamic Studies, 2006, 17(3), pp. 289. Il ne faut pas oublier que, quoique ne présentant pas un même modèle de traduction, elle offre une sélection de sourates qui rappelle la pratique morisque de la Péninsule ibérique.
Ibrahim Izquierdo était-il un membre de cette élite culturelle et économique morisque qui abandonne la Péninsule ibérique précocement pour des raisons peut-être politiques en lien avec les soulèvements en Aragon ou dans les Alpujarras ? S’agit-il d’un renégat qui avait reçu une formation ? Faut-il faire un rapprochement entre la situation où se trouvait notre traducteur et l’affaiblissement doctrinal que traversaient de leur côté les juifs venus d’Espagne et qui étaient effectivement installés dans cette région à cette époque ? En 1595, un traité polémique publié à Salonique semble avoir pour fonction de raffermir les juifs dans leur foi : l’auteur y insiste sur l’importance de la défense du judaïsme face au christianisme dans lequel ses lecteurs avaient été éduqués depuis l’enfance, mais aussi face au protestantisme ou au calvinisme de contrées d’Europe où certains d’entre eux avaient vécu, et à l’islam de l’Empire ottoman qui s’imposait évidemment.3 Peut-être cette traduction du Coran fut-elle réalisée dans le cadre d’un mouvement de prosélytisme ?
Il est pour le moins surprenant que cette traduction n’ait eu aucune influence sur celle de 1612 qui, selon les catalogues, fut réalisée à Salonique et que l’on tient pour le dernier coran copié par des Morisques. Un certain nombre de traits attirent l’attention parce qu’ils ne s’accordent pas avec ce que nous savons et me conduisent à remettre en question l’authenticité du colophon où figurent la date, le lieu de copie et le nom du copiste. Une insertion postérieure, destinée peut-être à accroître la valeur du livre, ne serait pas un procédé nouveau dans le domaine de l’histoire du livre : dans bien des cas, le colophon du modèle est également transcrit dans la copie et dans d’autres il s’agit d’un ajout destiné à donner plus de prix à un livre existant.
3 Fuente clara (Salónica, 1595). Un converso sefardí a la defensa del judaísmo y a la búsqueda de su propia fe, ed. de Pilar Romeu, Barcelona, Tirocinio, 2007.
Dans le manuscrit de Florence, le colophon a été copié à l’encre bleue dans un cadre de motifs géométriques et végétaux. Il y est dit que le copiste, Muhammad Rabadan, un Aragonais de Rueda de Xalon, a achevé son travail le 15 rajab 1020/11 septembre 1612 ; à cela s’ajoute la mention : « Salonic ». Bresnier considérait qu’il s’agissait d’un ajout, mais d’autres savants considèrent qu’il s’agit bien du lieu où a été copié le manuscrit.
La décoration du colophon se distingue de manière radicale de celle qui est associée à la tradition aljamiada, à commencer par celle qui figure dans le reste du volume. L’écriture employée pour le texte coranique est en outre clairement différente de celle du colophon, ce qui s’écarte de ce que l’on sait des manuscrits des Morisques. L’encre bleue est également une occurrence unique. Du copiste, connu par ailleurs pour avoir versifié divers textes, on possède un volume en caractères latins achevé en 1603, probablement en Aragon, avant qu’il ne quitte l’Espagne pour Tunis. Peut-on admettre qu’il soit par la suite revenu à l’usage de l’alphabet arabe et qu’il l’ait fait à Salonique, alors que les Morisques, on l’a vu, utilisaient les caractères latins lorsqu’ils se trouvaient en exil ?
La littérature aljamiada de l’exil est dominée par la polémique anti-chrétienne alors que le manuscrit de Coran correspond plutôt à la tradition caractéristique de la péninsule, à cette exception importante que, dans ce dernier cas, les copies sont anonymes. D’autres éléments sont également intrigants si l’on se réfère aux autres colophons où apparaît le nom de Rabadan : la façon de définir le travail qu’il vient d’accomplir, de dater, ou encore le statut d’auteur qu’il revendique dans les recueils de vers, tout cela s’accorde mal avec les expressions utilisées en 1612. La comparaison des traductions de 1569 et de 1612 fait apparaître qu’elles sont étrangères l’une à l’autre, alors que la seconde entretient des liens avec d’autres, réalisées dans la Péninsule et destinées à des musulmans dissimulés.
Le colophon du coran de Florence représente donc un ajout, dont rien n’exclut qu’il ait été fait alors que le manuscrit se trouvait à Salonique en 1612. Le manuscrit parisien représente donc probablement la dernière traduction morisque du Coran en « romance ». Ce sera maintenant la tâche de recherches à venir de déterminer ce qu’a été la présence et l’influence de la communauté morisque à Salonique, ou encore ses liens avec celles qui étaient encore dans la Péninsule ou en exil à Tunis. Par ce biais s’éclairciront les raisons de la présence dans l’Empire ottoman de ces deux corans, en caractères latins pour l’un, arabes pour l’autre, le premier copié sur place en 1569 alors que l’autre n’a dû arriver dans cette ville que postérieurement, au plus tard en 1612.
Nuria Martínez de Castilla Muñoz
CSIC, Madrid