Le cadre du projet

Ce projet de recherche s’inscrit dans la continuité d’un travail doctoral portant sur la calligraphie et l’épigraphie à la fin du sultanat mamlouk (1468-1517), et qui se proposait d’étudier la morphologie des inscriptions monumentales et mobilières, à la lumière de la pratique et de la théorie calligraphiques à cette époque. Au-delà de l’étude morphologique de ces écritures en majorité curvilignes, il s’agissait d’éclairer leur contexte de production et si possible leurs producteurs : calligraphes et/ ou lapicides, tout en replaçant ces inscriptions dans une culture calligraphique plus large, reflétée notamment par les traités de calligraphie, afin d’avoir une meilleure compréhension de ces inscriptions et de leur contexte culturel. Finalement, ce travail visait à redonner une place plus juste à la calligraphie d’époque mamlouke, grâce au rassemblement et à la mise en perspective des nombreuses données mobilisables dans les sources extrêmement abondantes disponibles pour cette période.

Les écritures livresques et les théories sur l’écriture de la période mamlouke ont bénéficié d’importants travaux d’édition et de mise en lumière, par des chercheurs comme Nabia Abbott[1] et Hilāl Nājī (éditeur de nombreux textes sur la calligraphie). Plus récemment, les travaux d’Adam Gacek ont marqué une nouvelle étape, à la fois en rassemblant un corpus des textes disponibles[2], en compilant un imposant glossaire des termes techniques sur l’écriture[3], ou encore en proposant quelques premières analyses[4]. Néanmoins, bien qu’ils introduisent ici et là des éléments biographiques, ces travaux ne dressaient pas un tableau clair et construit du contexte dans lequel ces écrits théoriques et pratiques ont vu le jour et au sein duquel évoluaient les calligraphes. Cette question n’a guère été abordée dans les principales publications récentes sur la calligraphie mamlouke[5]. En définitive, les écrits d’al-Zabīdī (Ḥikmat al-ishrāq ilā kuttāb al-afāq, 1184/1771), et de Müstakimzade (Tuhfat al-khaṭṭāṭīn, 1173/1759-60) au XVIIIe siècle, qui tiraient leurs informations de l’examen de certaines sources mamloukes, tout en faisant évidemment la part belle à la tradition ottomane, n’ont guère été dépassés et ont été simplement repris, au début du XXe siècle, dans les ouvrages traitant de la calligraphie de Clément Huart[6] ou de Muḥammad Ṭāhir Kurdī[7], ou dans les listes, non exhaustives pour la période mamlouke, de calligraphes d’Ahmad Mousa[8] et de ‘Abbās al-‘Azzāwī[9]. C’est précisément cette idée de remise en contexte et en récit à partir des sources qui a guidé mon travail de thèse, en limitant ma recherche à la période circassienne, moins bien étudiée mais très riche en documents, et en croisant les données contenues dans les écrits relatifs à l’écriture, dans les dictionnaires biographiques, mais aussi dans les ouvrages historiques ou les documents de waqf, ainsi que dans les manuscrits conservés. Ces données permettent ainsi de dresser un tableau général du milieu socio-professionnel des calligraphes pour la période mamlouke circassienne, mais également d’aborder les questions de transmission calligraphique, de la théorie calligraphique, et de la pratique dans les chancelleries, à mettre en regard des données dont nous disposons pour la pratique épigraphique.

 

Les axes du projet

Ce projet de recherche vise à approfondir  trois points plus précis relatifs à la pratique, la théorie et la transmission calligraphiques :

  1. La question de la « fortune critique » d’Ibn al-Bawwāb :

La figure célébrée d’Ibn al-Bawwāb, dont la Risala a été commentée par les calligraphes mamlouks Ibn al-Waḥīd et Ibn al-Baṣīṣ, au début du 14e siècle, est à l’origine de la tarīqa à laquelle se réfèrent tous les calligraphes mamlouks  – et avant eux les calligraphes zangides et ayyoubides – jusqu’à la fin du sultanat : c’est encore la figure de référence principale d’al-Ṭayyibī dans ses recueils calligraphiques de 908/1503 (Istanbul, bibliothèque du Topkapı Saray et Manchester, John Rylands Library). Al-Ṭayyibī veut en effet clairement se placer dans le sillage d’Ibn al-Bawwāb, dont la qaṣīda est entièrement transcrite en thuluth dans son manuscrit d’Istanbul, et d’Ibn al-Waḥīd, dont la propre qaṣīda est citée par deux vers dans le manuscrit d’Istanbul et copiée intégralement dans le manuscrit de Manchester. Il est vraisemblable que la Qaṣīda (ou Rā’iyya) d’Ibn al-Bawwāb, assortie du commentaire d’Ibn al-Waḥīd, ait connu une fortune grandissante à la fin du XIVe et au XVe siècle. Les plus anciennes versions préservées de la Qaṣīda seraient d’une part, celle intégrée en tête de la Muqaddima fī ‘ilm al-kitāba anonyme de la Stadtsbibliothek de Berlin, et d’autre part, la version incorporée dans deux copies de la Muqaddima d’Ibn Khaldūn, datant du début de son séjour au Caire, soit pour l’une d’entre elle, entre 784/1382 et 786/1384 (bibliothèque de l’université de Leiden, et bibliothèque Süleymaniye à Istanbul). Quant à sa version commentée par Ibn al-Waḥīd, le Dār al-Kutub du Caire en possède une rare et luxueuse copie, probablement du XVe siècle.

  1. L’étude du groupe des manuscrits copiés par des mamlouks :

Il s’agit d’un ensemble de manuscrits copiés par de jeunes recrues mamloukes et qui étaient destinés à la bibliothèque du sultan. Ces manuscrits comportent le plus souvent  un nombre de pages limité et se caractérisent par une facture assez sobre, une mise en page aérée et des écritures de qualités inégales. Les exemples conservés, contenant le plus souvent un colophon typiquement introduit par la formule « service du mamlouk…» (khidmat al-mamlūk), apparaissent à l’époque du sultanat de Barsbāy et surtout de Jaqmaq. Le plus grand nombre d’entre eux datent du règne de Qāniṣawh al-Ghawrī, la plupart ont été envoyés avec la bibliothèque du sultan à Istanbul, après la conquête ottomane. Dans plusieurs de ces manuscrits est également mentionné le nom du casernement (tabaqa) de la citadelle du Caire auquel était affecté le mamlouk-copiste et trois manuscrits précisent en outre le nom du maître-enseignant. Barbara Flemming puis Vlad Atanasiu en ont dressé un premier recensement[10]. B. Flemming a proposé d’y voir une sorte d’exercice de cours ou de fin d’études, au moins pour les plus douées parmi les recrues, dont les travaux permettaient d’enrichir la bibliothèque du sultan. Outre les bibliothèques d’Istanbul et du Caire (Dār al-Kutub, al-Azhar), d’autres manuscrits sont éparpillés dans diverses bibliothèques occidentales. Ce recensement reste à compléter : déjà plus d’une vingtaine de manuscrits supplémentaires ont pu être repérés et un examen plus exhaustif des catalogues de bibliothèques permettra d’en étoffer encore la liste.

  1. L’examen des manuscrits signés par des calligraphes renommés de la période circassienne :

Ces calligraphes, bien identifiés par les sources, ont été répertoriés dans ma thèse de doctorat et une liste préliminaire de leur production a été dressée. Cette étude vise à compléter ce répertoire de la production calligraphique à cette époque, qui reste très mal connue, et pourra servir de fondement à l’étude des différentes mains, à mettre en regard des traités calligraphiques de la même période. Ces manuscrits signés sont en nombre relativement limités à ce stade de recensement et se partagent entre quelques bibliothèques dont les principales sont: Le Caire, Dār al-Kutub ; Istanbul, bibliothèque du Topkapı Saray ; Istanbul, Musée des Arts turcs et islamiques ; Dublin, Chester Beatty Library ; Londres, British Library ; Paris, Bibliothèque Nationale de France.

L’examen de manuscrits conservés dans ces bibliothèques permettra ainsi de préciser ces trois axes, en vue d’une publication portant sur le milieu des calligraphes, la théorie et la pratique calligraphiques, et ses liens avec l’épigraphie à la période mamlouke circassienne.

En octobre 2018, dix manuscrits ont été examinés à la Chester Beatty Library. En janvier 2019, 20 manuscrits ont été examinés au Dār al-Kutub, dont un qui n’avait pas été repéré auparavant, unique manuscrit de la main d’un calligraphe de référence pour la tradition mamlouke. Les manuscrits repérés à la Bibliothèque nationale de France sont en cours de consultation. Des missions à la British Library et à Istanbul sont prévues d’ici la fin 2019.

Carine Juvin
Département des Arts de l’Islam
Musée du Louvre, Paris

 

[1] The Rise of the North Arabic Script and its Kur’ānic Development, with a Full Description of the Kor’ān Manuscripts in the Oriental Institute, (Chicago, 1939), Adolf Grohmann (Arabische Paläographie. 1 (Vienne, 1967).

[2] « Scribes, Amanuenses, and Scholars. A Bibliographic Survey of Published Arabic Literature from the Manuscript Age on Various Aspects of Penmanship, Bookmaking, and the Transmission of Knowledge», Manuscripta Orientalia 10-2 (2004), p. 3-29.

[3] The Arabic Manuscript Tradition: A Glossary of Technical Terms and Bibliography, (Leyde, Brill, 2001); The Arabic Manuscript Tradition: A Glossary of Technical Terms and Bibliography. Supplement, (Leyde, Brill, 2008).

[4] (« Al-Nuwayrī’s Classification of Arabic Scripts », Manuscripts of the Middle East 2 (1987), p. 126-130; « Arabic Scripts and Their Characteristics as Seen through the Eyes of Mamluk Authors », Manuscripts of the Middle East 4, 1989, p. 144-149; « The Head-Serif (tarwīs) and the Typology of Arabic Scripts: Preliminary Observations », Manuscripta Orientalia 9-3 (2003), p. 27-33.

[5] David James, Qu’rans of the Mamluks, Londres, 1988 ; David James, The Nasser D. Khalili Collection of Islamic Art. 2. The Master Scribes, Qur’ans from the 10th to the 14th centuries (Londres, Azimuth editions, 1992) ; Gacek 1987 et 1989, op. cit. ; Vlad Atanasiu, Hypercalligraphie. Le phénomène calligraphique à l’époque du sultanat mamluk - Moyen-Orient, XIIIe-XVIe siècle, Thèse de doctorat, École Pratique des Hautes Etudes, Paris (2003) ; Sheila Blair, Islamic Calligraphy, (Edimbourg University Press, 2006).

[6] Clément Huart, Les calligraphes et miniaturistes de l’Orient musulman, Paris, 1908.

[7] Muḥammad Ṭāhir Kurdī Tarīkh al-khaṭṭ al-‘arabī wa adabihi  (Jedda, 1939).

[8] Ahmad Mousa, Zur Geschichte des Islamische Buchmalerei in Aegypten (Le Caire, 1931).

[9] (« al-khaṭṭ wa mashāhīr al-khaṭṭāṭīn fī al-waṭan al-‘arabī », Sumer, XXXVIII 1-2 (1982), p. 284-302.

[10]Flemming, « Literary Activities in Mamluk Halls and Barracks », in : Myriam Rosen-Ayalon (éd), Studies in Memory of Gaston Wiet (Jérusalem, 1977), p. 256-60 ; Atanasiu 2003, op. cit., p. 255-67.