HISTOIRE DE L'ART / ART HISTORY
VALDES Fernando

Le travail que nous réalisons avec l'appui de la Fondation Max van Berchem consiste en un catalogue complet et actualisé des objets en cristal de roche d'origine égyptienne conservés en Espagne. La plupart d'entre eux sont déposés dans les trésors et les reliquaires des cathédrales, églises et monastères. Ils sont au nombre de trente-neuf. La majorité est inédite dans la pratique, bien que quelques-uns aient suscité l'intérêt de certaines publications à diffusion très limitée. Seul un nombre très réduit figurait dans les publications internationales. La documentation de tous ces objets en cristal de roche a permis de classer correctement trois pièces supplémentaires, fabriquées dans le même matériau. Deux de ces pièces sont gothiques et la troisième est une magnifique bouteille fatimide en verre taillé, imitation des plus beaux spécimens en cristal de roche, et réutilisée dans un calice d'argent du XVIIème siècle.
L'intérêt de notre tâche réside non seulement dans le fait de décrire graphiquement et historiquement cette série d'objets, mais aussi dans la possibilité d'étudier certains courants commerciaux qui ont sillonné la péninsule ibérique de la fin du Xème siècle à la fin du XIIème siècle, surmontant les rapports militaires complexes des royaumes de la péninsule. Du point de vue de l'histoire de l'art islamique, notre travail a permis principalement de dater assez précisément certains objets, en se basant sur les circonstances historiques qui les ont amenés à leurs lieux de dépôt actuels; il a ainsi été possible d'établir, pour toute la production égyptienne, des jalons chronologiques plus exacts que ceux donnés par K. Erdmann.

 

Flacon

F. Valdés. Flacon. Museo Arqueológico Nacional de Madrid (dessin J. Fernández)


Un cas spécialement intéressant est celui de la collection déposée au Musée Diocésain de Lérida et provenant de l'église collégiale d'Agèr. Elle est formée de dix-neuf pièces d'échecs et d'un flacon auquel il manque le col. La première mention de ces objets, alors au nombre de 40, remonte à un inventaire de 1527, partiellement publié en 1827. Au cours de l'été 1887, ils furent à nouveau mentionnés et quelques-uns dessinés. Peu après, certains d'entre eux sortirent d'Espagne dans des circonstances peu claires, et firent leur apparition dans la collection parisienne de la Comtesse de Béhague. Certains se trouvent actuellement au Musée National de Kuwait.
Sans aborder le problème difficile que pose le style ornemental simple des pièces d'échecs conservées à Lérida, il n'y a aucun doute sur leur origine égyptienne, par comparaison avec d'autres objets plus connus. Quant à leur façon d'arriver à Ager, il s'agit d'une autre question.
Les rares auteurs qui en ont parlé pensent que cet ensemble fut offert à la Collégiale d'Agèr par la veuve, ou un successeur, du Comte Armengol Ier de Urgel (992-1010). Pendant l'été 1010, une armée de Catalans, commandée par ce personnage et par Ramón Borrell de Barcelone, apporta son aide à Muhammad al-Mahdi, un des candidats à la dignité de calife de la Cordoue omeyyade. Au cours de la bataille d'Aqabat al-baqar (vendredi 2 juin 1010), les Catalans subirent de lourdes pertes, mais, au moment d'abandonner leurs adversaires berbères sur le champ de bataille, ils réussirent à entrer dans Cordoue. Là, ils furent autorisés, en dédommagement, à piller la ville. Peu après les Catalans furent vaincus à la bataille du Guadiaro (21 juin 1010) et retournèrent chez eux en emportant un énorme butin.
Bien qu'ayant disparu pendant le premier combat, le butin attribué à Armengol devait être substantiel et comprenait probablement un jeu d'échecs. Le testament du Comte, antérieur à la campagne de 1010, fait mention d'un jeu d'échecs.

 

Pièce d'échecs

F. Valdés. Pièce d'échecs. Museo Diocesano de Lérida (photo J. Patterson)


Une autre théorie voudrait que nos pièces d'échecs aient été léguées à l'église collégiale par le chevalier Arnau Mir de Tost, constructeur du château d'Agèr, en se basant sur le testament de son épouse Arsenda, daté en 1068, et sur l'inventaire des biens ordonné par ce chevalier en 1071, avant de partir en pèlerinage pour Saint-Jacques-de-Compostelle.
Aucune de ces théories ne peut être réfutée de façon catégorique. Le Comte Armengol possédait déjà un jeu d'échecs avant son expédition de 1010 à Cordoue et il se peut qu'il y ait eu de nouvelles pièces dans le butin posthume. Il est même possible que certaines finirent à la Collégiale d'Agèr. Malgré tout, il ne serait pas étrange qu'il s'agisse d'un don du chevalier Arnau Mir de Tost, après 1071. Les deux dates correspondent, selon K. Erdmann, au moment de production maximale des ateliers du Caire.
Si le cadeau a été fait au nom du Comte, il est très probable que l'ensemble se trouvait déjà à Cordoue à la fin du Xème siècle ou tout au début du XIème, à peu près à l'époque où les Fatimides conquéraient l'Egypte. S'il s'agit d'un legs du chevalier Mir de Tost, il est possible que les pièces ne soient pas passées par la capitale omeyyade d'Occident et qu'elles soient arrivées par une autre voie, comme objet de commerce.